Forbidden stories a pour ambition de reprendre le travail des journalistes afin de les protéger des pressions. Un projet qui regroupe des journalistes d’investigation du monde entier. Jules Giraudat raconte l’enquête qu’il a coordonnée sur l’assassinat de la journaliste maltaise, Daphne Caruana Galizia.
Quelle démarche vous a guidé pour lancer Forbidden stories ?
L’idée est de s’unir pour être un véritable contre-pouvoir dans un moment où il y a une vraie précarisation de la presse et des censures de plus en plus fortes. Si un journaliste se sent menacé, il peut nous envoyer ses notes, documents, photos, etc. Nous, on les sécurisera. Après, il a le choix de médiatiser ou non le fait qu’il nous ait donné ses informations, pour faire passer un message. Notre approche est de dire que si vous attaquez un journaliste, il y en aura dix, vingt, trente ou quarante qui vont continuer son travail, ce qui fera encore plus de bruit. Dans ce genre d’enquête, il y a parfois plusieurs millions de données. Le fait d’être à plusieurs est une chance. Avant, le journalisme d’investigation était très compétitif, c’était une faute de donner une information à un collègue, aujourd’hui c’est devenu un atout.
Forbidden stories est sorti quelques jours seulement après l’assassinat de la journaliste maltaise, Daphne Caruana Galizia. Le “Projet Daphne” a d’ailleurs été la première enquête que vous avez mené. Est-ce lié ?
Laurent Richard en a eu l’idée à l’été 2016, je l’ai rejoint en novembre 2016. On l’a développé avec Bastian Obermayer [journaliste allemand] dans ces mois-là, soit un an avant le lancement. Ce n’était pas prévu comme ça, c’est un hasard total mais ça faisait sens de continuer le travail d’une journaliste assassinée quelques jours plus tôt.
« L’idée est de créer un réseau mondial »
Comment souhaitez-vous voir évoluer Forbidden stories ?
Pour nous, l’objectif dans les prochains mois est de proposer à des médias d’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Asie de s’allier avec nous. L’idée est de créer un réseau mondial. Dans les pays non-démocratiques, les journalistes sont souvent isolés. S’allier avec des médias européens ou américains leur donne un véritable poids. S’ils ne peuvent pas publier ce qu’il se passe dans leur pays, nous on pourra le faire pour eux. On propose, en quelque sorte, l’externalisation de l’information. L’essentiel est que leurs compatriotes soient informés.
Pour le “projet Daphne”, il s’agissait de reprendre le travail de Daphné Caruana galizia après son assassinat. Comment aborde-t-on une enquête aussi sensible ?
Le premier objectif était de rencontrer la famille de Daphne Caruana Galizia. Il nous fallait savoir si c’était possible de récupérer les documents sur lesquels elle travaillait. Nous partions de son blog. Il y a plus de 200 000 posts donc il a fallu fouiller et indexer tout le blog pour que ce soit analysable. C’est bien d’avoir beaucoup d’informations mais il faut les rendre utilisables facilement, sinon on peut vite se perdre. Nous menions deux batailles : continuer son enquête et travailler sur son assassinat. Toutes deux se recoupent parce qu’essayer de comprendre qui et pourquoi elle dérangeait, c’est aussi travailler sur qui avait intérêt à la tuer. On a dû se plonger dans les dizaines de pistes sur lesquelles elle avait enquêté. À la fois l’argent azéri investit à Malte mais également la vente de passeports, la corruption au plus haut niveau de l’Etat, etc. Ce sont plusieurs pistes que nous avons menées de front.
Y a-t-il des difficultés particulières à travailler avec des journalistes aux horizons et aux méthodes de travail différentes ?
Nous avons sélectionné les personnes qui faisaient partie du projet. Il fallait que ce soit des gens qui avaient une expérience en investigation. La plupart avaient déjà participé à des projets collaboratifs comme les Panama Papers ou les Paradise Papers. Ils sont très pointus dans leur domaine et ça c’est important dans ce type d’enquête. Le fait qu’ils se connaissaient déjà facilite les choses parce qu’il faut que tout le monde ait confiance dans les uns et les autres. Avoir les mêmes standards d’investigation est également primordial même s’il y a des petites divergences. Les journalistes italiens sont habitués à travailler sur la mafia, par exemple, alors que les journalistes allemands traitent souvent grosses affaires financières. Chacun a ses spécialités et ses qualités mais le plus important reste d’avoir une confiance dans le collectif.
« Mettre une distance émotionnelle est essentiel pour être crédible »
Dans une enquête comme celle-là, n’y-a-t-il pas une pression particulière ? Un risque de tomber dans l’émotion ?
Si, c’est pour ça que nous avons directement proposé de mettre une barrière entre sa famille et nous. D’autant plus que le fils de Daphne Caruana Galizia est journaliste. Nous leur avons dit qu’ils n’allaient pas prendre part à l’enquête mais que nous allions les traiter comme des sources. Nous étions évidemment en contact très régulier avec eux mais ils n’avaient pas accès à notre enquête et aux documents. Ils ne savaient pas ce qu’on allait écrire. C’était très important pour qu’on puisse rester indépendant. Ce n’est pas parce qu’on continue son travail qu’on ne peut pas être critique et dire quand elle s’est trompée. Ceci permet en même temps de mettre une distance émotionnelle. Même s’il y a évidemment un combat à continuer le travail d’un journaliste qu’on a voulu faire taire, le but est de garder une distance journalistique. C’est essentiel pour être crédible. Il ne faut pas laisser penser que nous jouons le jeu de la famille ou que nous croyons tout ce qu’a écrit Daphne Caruana Galizia. Nous avons travaillé comme on travaille sur une autre enquête.
Dans ce contexte particulier, avez-vous eu encore plus de mal à rencontrer des sources ?
Oui, ce fut un élément particulièrement compliqué. Daphne Caruana Galizia avait beaucoup de sources, et notamment maltaises. Malte est un petit pays où tout le monde se connaît donc il fallait être extrêmement prudent. Quand elle a été assassinée, le signal qui a été envoyé à toutes les personnes qui l’avaient informée était particulièrement angoissant. Les gens se disaient : « Si ça se trouve ça va être moi le prochain parce que j’étais à l’origine de l’information !« Je suis allé quatre fois à Malte car il y a tout un travail de confiance qui consiste à rencontrer plusieurs fois les personnes pour qu’elles acceptent de nous donner des informations. Pour ça, il fallait qu’on soit très prudent sur la manière de faire. Nous nous donnions rendez-vous dans des lieux particuliers, on faisait en sorte de ne pas être suivi. Il faut des petites règles pour ne pas mettre en danger ces personnes-là. Évidemment, ça rend le travail plus complexe mais c’est ce qui est intéressant. Il a fallu longtemps avancer cachés, surtout pour la sécurité des journalistes.
À sa sortie, l’enquête a fait la une de nombreux journaux. Avez-vous eu l’attention souhaitée ?
Oui, ça a envoyé un signal fort. Le vice-président de la Commission européenne a été amené à réagir, beaucoup de parlementaires [européens] ont demandé à ce qu’une commission d’enquête indépendante soit mise en place. On verra si ça évolue. Nous continuons encore cette enquête pour maintenir la pression.
Romain Bizeul