Mamoudou Ibra Kane et Baïdy Agne sont des personnalités influentes dans l’espace public sénégalais. Le premier est connu en tant que journaliste, figure importante de l’espace médiatique et audiovisuel sénégalais. Baïdy Agne, lui, est le président du Conseil national du patronat (CNP) du Sénégal, qui se présente comme une confédération de groupements professionnels d’employeurs ayant pour missions de représenter les membres et défendre leurs intérêts auprès des instances nationales et internationales, de renforcer le dialogue social, le dialogue public/privé, de communiquer toute information portant sur l’environnement des entreprises, entre autres.
Mamoudou Ibra Kane a déclaré, en août 2023, sa candidature à l’élection présidentielle sénégalaise prévue en février 2024. Une annonce faite au cours d’une émission radiotélévisée de grande audience diffusée le 20 août 2023. C’est au cours de cette émission que Mamoudou Ibra Kane a soutenu : « (…) Vous avez toujours 80 % des activités économiques qui sont concentrées à Dakar ».
Début novembre 2023, quelques mois après avoir annoncé sa candidature à la présidentielle de 2024 au Sénégal, Mamoudou Ibra Kane a renoncé à se présenter à cette élection.
En ce qui concerne Baïdy Agne, le président du CNP, il s’est exprimé le 26 octobre 2023 dans la région de Saint-Louis ( Nord), dans le cadre d’une rencontre entre le CNP, des entreprises de la région et des opérateurs économiques.
« Dakar concentre 70 % de l’activité économique du pays, mais cela ne fait pour autant d’elle le Sénégal qui travaille, crée de la richesse et offre des emplois à notre jeunesse », a déclaré Agne. Sa déclaration a notamment été rapportée par l’Agence de presse sénégalaise (APS).
« C’est dans plusieurs rapports de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) et depuis des années », a répondu Mamoudou Ibra Kane à la question d’Africa Check au sujet de la source de sa déclaration.
Baïdy Agne a également cité l’ANSD, mais aussi la Direction de la Prévision des Études économiques (DPEE), comme étant les sources de sa déclaration.
Nous leur avons demandé, à tous les deux, de nous faire parvenir des documents précis dans lesquels nous pourrons retrouver les chiffres qu’ils ont respectivement avancés. Kane a répondu qu’il ne les avait pas en sa possession et nous a redirigé vers l’ANSD. Baïdy Agne, quant à lui, n’a pas donné suite à notre requête.
Qu’entend-on par « activités économiques » ?
Abdoulaye Dièye est un économiste exerçant au Centre pour les politiques de développement (Cepod) et à la Direction générale de la Planification et des Politiques économiques (DGPPE). Ces deux structures sont des entités du ministère sénégalais de l’Économie, du Plan et de la Coopération.
Selon Abdoulaye Dièye, « une activité économique est une activité humaine qui a pour unique but de produire de la richesse pour son auteur, donc du profit ». Elle comprend entre autres : la production de biens et services destinés à la commercialisation, l’achat de biens et services pour la revente, le travail salarié (qui est aussi une vente de services).
À cela, l’économiste Lassana Cissokho, enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences économiques et de gestion (FASEG) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), ajoute que l’activité économique, de façon générale, fait référence à la production des biens et des services. Concrètement, poursuit-il, on parle d’activité économique lorsque des facteurs de production (main d’œuvre, capital, matières premières, la technologie, etc.) sont combinés pour produire des biens et des services. Sous cet angle, par regroupement sectoriel des activités, on parle de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, etc.
Aucune donnée officielle n’existe sur le sujet
Le ministère sénégalais de l’Économie, du Plan et de la Coopération a indiqué à Africa Check que les données dont il dispose proviennent de l’ANSD, qui est une de ses entités.
Dans son rapport Situations économiques et sociales régionales 2019, l’ANSD relève que la région de Dakar, l’une des quatorze régions administratives du Sénégal, « représente la capitale du pays sur tous les plans, notamment économique (…) ». En effet, « la concentration de l’essentiel du tissu économique, industriel et des affaires administratives du pays fait de la capitale sénégalaise une exception face aux autres régions », est-il inscrit dans le document. Cependant, aucun chiffre n’est précisé par l’étude sur le poids économique de la capitale sénégalaise par rapport à l’économie du pays. À la date de publication de cet article, le rapport Situations économiques et sociales régionales 2019 de l’ANSD était le plus récent.
Dans un courriel adressé à Africa Check, l’ANSD a précisé qu’il n’existe « pas encore d’information officielle sur le pourcentage des activités économiques du Sénégal concentrées dans la région de Dakar ». L’agence a aussi souligné qu’elle est en train de mener des « comptes régionaux » qui « devraient permettre de connaître la contribution de chaque région (du Sénégal) au Produit intérieur brut (PIB) ».
De même, la DPEE nous a notifié qu’elle ne dispose pas de données faisant le point spécifique sur le poids économique de la région de Dakar. Elle a insisté sur le fait qu’elle publie des données mensuelles, semestrielles, annuelles qui portent sur l’économie sénégalaise dans son ensemble, et non sur le poids économique des différentes régions du pays. En outre, l’institution de prévision économique a souligné qu’une statistique précise déterminant le poids économique par région n’existe pas à ce jour au Sénégal.
Données « obsolètes » ou « dont l’exactitude n’est pas garantie » produites par des institutions financières internationales
« Il y a une forte concentration économique à Dakar, avec des estimations suggérant que près de 80 % du PIB du Sénégal est généré dans cette région », a réagi le Fonds monétaire international (FMI) contacté par Africa Check. L’institution financière a cité comme source des travaux de la Société financière internationale (SFI) datant de 2020.
La SFI, l’une des cinq institutions qui composent la Banque mondiale, se présente comme « la plus grande institution mondiale de développement axée exclusivement sur le secteur privé ». Elle s’est fixée la mission d’améliorer la vie des habitants des pays en développement en investissant dans la croissance du secteur privé.
Nous avons retrouvé l’étude de la SFI citée par le FMI. Ladite étude, publiée en 2020, a été coproduite avec la Banque mondiale. On y lit que « l’activité économique du pays (le Sénégal, NDLR) dans et autour de Dakar (est) estimée à 80 % du PIB ».
Interrogée par Africa Check sur l’origine et le contexte dans lequel ce chiffre de 80 % a été produit, la SFI s’est démarquée dudit chiffre en ces termes : « le chiffre 80 % que vous avez mentionné dans la publication est basé sur une estimation interne d’un document de projet de 2009 sur le secteur des transports, qui indiquait que la péninsule de Dakar (y compris la ville et les zones environnantes) représentait environ 80 % du PIB du pays ». « Cependant, a averti la SFI, ce chiffre est aujourd’hui obsolète ».
L’institution financière a aussi souligné que sa méthodologie de calcul de cette estimation a changé, en insistant sur le fait qu’elle répartit maintenant les parts du PIB par secteur d’activité, et non par région.
Dans son rapport Perspectives urbaines – Villes émergentes pour un Sénégal émergent publié en 2016, la Banque mondiale indique, à la page 12, que la région de Dakar « génère aux alentours de 55 % du PIB du Sénégal ». Mais un avertissement inscrit dès les premières pages de ce document signale que « la Banque mondiale ne garantit pas l’exactitude des données citées dans cet ouvrage ».
Néanmoins, nous avons interrogé la Banque mondiale sur l’origine de cette statistique. Elle nous a indiqué que, selon ses spécialistes, « il ressort que le dispositif statistique actuel du Sénégal ne permet pas de déterminer avec précision la contribution spécifique de Dakar au PIB du pays ou à l’ensemble de ses activités économiques ».
La Banque mondiale a aussi suggéré d’interroger l’ANSD. Mais, comme nous l’avons indiqué plus haut dans cet article, à la date du 16 novembre 2023, l’ANSD n’avait pas encore produit de données permettant de mesurer la contribution économique de la région de Dakar ou de toute autre région aux activités économiques du Sénégal.
Des experts signalent l’hyper concentration des activités économiques à Dakar
L’économiste Abdoulaye Dièye du Centre pour les politiques de développement (Cepod) fait remarquer que « dans tous les pays, il existe des villes ou régions hégémoniques sur le plan économique », en donnant l’exemple de New York, centre financier des États-Unis, de Casablanca, capitale économique du Maroc ou encore de Douala, capitale économique du Cameroun. C’est donc, selon lui, « tout à fait normal qu’une ville se distingue économiquement beaucoup plus que d’autres dans un pays ».
Dr Lassana Cisshokho de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar estime que cette question « renvoie au débat sur les modèles de développement ». Les deux modèles énumérés par Dr Cissokho sont respectivement celui qui privilégie un développement « équilibré » et l’option de « laisser les villes y aller selon leur potentiel et leur rythme ».
À l’analyse, souligne Cisshokho, le scénario auquel nous assistons au Sénégal montre que « Dakar, à elle seule, abrite l’essentiel des entreprises et des infrastructures du pays ».
« Naturellement, on en voit les conséquences telles que l’urbanisation rapide de Dakar et de ses environs au détriment des autres villes, avec comme conséquence l’insécurité et la pression vers l’immigration clandestine que nous observons », soutient l’expert.
D’après Abdoulaye Dièye, d’autres facteurs expliquant l’hyper concentration des activités économiques dans la région de Dakar sont le fait qu’elle soit, en même temps, la capitale administrative et la capitale économique du Sénégal. Il souligne aussi « l’absence d’une autre ville ayant un poids économique très important ». Dièye a évoqué la région de Saint-Louis qui, selon lui, a des atouts agricoles et de pêche, mais n’a pas un centre financier qui fait vivre l’économie locale.
Selon lui, le schéma du Sénégal est alors différent par exemple de ceux « du Maroc où, bien que Casablanca soit la ville économique, Rabat, qui est la capitale administrative, n’est pas moins lotie, tout comme Tanger et Marrakech; des États-Unis où bien que New York soit le centre financier, les autres villes restent de grandes métropoles; ou encore du Cameroun où bien que Douala soit la capitale économique, Yaoundé, la capitale administrative, n’est pas en reste ».
Conclusion : les deux affirmations sont sans preuves
Le journaliste sénégalais Mamoudou Ibra Kane et le président du Conseil national du patronat sénégalais, Baïdy Agne, ont respectivement soutenu que la région de Dakar concentre « 80 % » et « 70 % » des activités économiques du Sénégal.
Au niveau national, aucune donnée officielle n’existe sur la question, comme l’ont indiqué l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) du Sénégal et la Direction de la Prévision des Études économiques (DPEE) du Sénégal.
Au cours des dernières années, des estimations illustrant la contribution de la région de Dakar à l’économie sénégalaise ont été relayées dans des documents de la Société financière internationale (SFI) et de la Banque mondiale. Mais, les deux institutions internationales nous ont indiqué que ces données sont aujourd’hui caduques et non utilisables. La Banque mondiale a même admis que le dispositif statistique actuel du Sénégal ne permet pas de déterminer avec précision la contribution spécifique de la région de Dakar à l’économie sénégalaise.
En conséquence, les déclarations de Mamoudou Ibra Kane et de Baidy Agne ne sont pas prouvées.
Valdez ONANINA
Lire l’article original sur Africa Check : https://africacheck.org/fr/fact-checks/articles/senegal-economie-region-dakar-mamoudou-ibra-kane-baidy-agne-ansd