Rien ne prouve que 10 % des accidents de la route au Cameroun sont causés par l’état de la route

Cameroun
Société

17 Sep 2023

14 minutes de lecture
En juillet 2023, une journaliste camerounaise a affirmé à la télévision que 10 % des accidents de la route au Cameroun étaient dus à l’état de la route, en indiquant comme source le ministère camerounais des Transports. Nos recherches et nos entretiens avec des experts n'ont pas permis de trouver, à ce stade, de preuves de cette allégation.

Le 9 juillet 2023, Albertine Bitjaga, présentatrice de Canal Presse, une émission diffusée chaque dimanche par la chaîne de télévision privée camerounaise Canal 2 International, a indiqué que 10 % des accidents de la route étaient causés par l’état de la route au Cameroun. Selon elle, ce chiffre a été communiqué par Jean Ernest Masséna Ngalle Bibehe, ministre camerounais des Transports (ou MinTransports, une abréviation usitée au Cameroun).

« Le ministre des Transports indiquait, je crois, en 2023 que 10 % seulement des cas d’accidents de la route sont liés à l’état de la route. Ça veut dire que l’état de la route n’explique pas trop le nombre d’accidents », a déclaré Bitjaga dans l’édition de Canal Presse du 9 juillet 2023, dont l’enregistrement est accessible sur la chaîne YouTube de la télévision.

Sur quoi se fonde ce chiffre ?

Africa Check a contacté Albertine Bitjaga, qui a affirmé, sans plus de détails, que ce chiffre émanait du ministre des Transports.

Selon nos recherches, plusieurs sites d’information et agrégateurs de contenus ont communiqué le même pourcentage rapporté par Albertine Bitjaga. C’est le cas du quotidien public Cameroon Tribune dans son édition du 9 juin 2023 : « 10 % des accidents de la circulation sont causés par le mauvais état de la route. Révélation faite par le ministre des Transports lors d’une plénière spéciale, organisée en mars 2021, par Réseau parlementaire pour la sécurité routière. »

La Cameroon Radio Television (CRTV), diffuseur public au Cameroun, les sites Agence Ecofin et Ecomatin, font partie des médias ayant publié le même chiffre. Plusieurs autres données sur les accidents de la route ont été publiées et diffusées dans ces médias, notamment le nombre d’accidents, de personnes tuées et les différentes causes de ces accidents de la route entre 2011 et 2019.

« Le dimanche 7 février [2021, NDLR], le ministère camerounais des Transports a rendu publics les résultats d’une étude commandée auprès du cabinet Cyscom sur l’impact des mesures de sécurité routière mises en place au Cameroun », peut-on lire dans un article mis en ligne le 8 février 2021 par l’Agence Ecofin. « Il en ressort que de 2011 à 2017, le pays d’Afrique centrale a enregistré 21 049 accidents de la route, occasionnant la mort de 7 203 personnes […]. L’état des véhicules a contribué pour 17 % tandis que 10,5 % des accidents ont été occasionnés par la conduite en état d’ébriété. Dans l’ordre, les autres causes sont : le manque de maîtrise du volant (10,5 %), l’état de la route (10 %), le mauvais dépassement (7 %) et autres (10 %) », ajoute le texte.

Le 7 février 2021 correspond, selon certains journaux, à la date à laquelle le ministre des Transports Jean Ernest Ngalle Bibehe a rendu ces chiffres publics. Le ministère camerounais des Transports a publié sur Facebook, le 7 février 2021, des chiffres sur les causes de ces accidents, citant le cabinet d’études Cyscom. Nous retrouvons dans cette publication la même statistique évoquée pour l’état de la route dans les accidents qui y surviennent : 10 %.

Nos recherches ne nous ont pas permis de retrouver une vidéo de la déclaration du ministre des Transports sur ces accidents, mais elles nous ont conduit à une version retranscrite de ce discours, publiée le 23 mars 2021 sur Facebook par le compte The Eagle’s Eye Media, présenté comme celui d’un média. The Eagle’s Eye Magazine couvre exclusivement les activités du Parlement camerounais. Selon cette publication, le ministre Jean Ernest Masséna Ngalle Bibehe s’est exprimé devant les députés dans la matinée du 23 mars 2021, lors d’une session plénière spéciale. D’après la même source, l’intervention du ministre portait sur « l’état de la législation au Cameroun, la politique du gouvernement en matière de prévention et sécurité routières y compris, les mesures prises et envisagées pour faire face à la problématique des accidents au Cameroun ».

Nous avons contacté plusieurs fois le service de communication du ministère des Transports, qui a promis de nous recontacter, sans suite, jusqu’à la mise en ligne de l’article.

Pour avoir des chiffres de la police sur ces accidents de la route au Cameroun, Africa Check a contacté via WhatsApp la cellule de communication de la Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN). Elle nous a renvoyé vers la Direction des Transports terrestres au ministère des Transports, qui nous a transmis l’annuaire statistique du ministère pour 2018, pour 2019 et pour 2021. Cependant, aucune information sur les causes des accidents de la route ne figure dans ces documents.

Outre la cellule de communication de la DGSN, Africa Check a plusieurs fois tenté de faire réagir celle de la Gendarmerie nationale du Cameroun par courrier électronique et par des appels téléphoniques, en vain.

Sur les traces du cabinet Cyscom

Interrogé au sujet de l’étude du cabinet Cyscom, le ministère des Transports nous a répondu : « Le cabinet Cyscom est indépendant. Ce n’est pas une entité du MinTransports, ils ont juste fait le travail de consultation. » À notre demande de nous référer à un contact au cabinet Cyscom, le ministère a assuré ne pas en disposer, nous recommandant de recourir aux moteurs de recherche en ligne.

Nos recherches avec Google sur cette entité n’ont pas conduit à un site ou à une page ayant le nom « cabinet Cyscom » mettant en avant les données sur les accidents de la route au Cameroun. Par ailleurs, la plupart des résultats des recherches avec les termes « cabinet Cyscom » sur Google affichent une orthographe différente pour le nom de la structure, avec un S initial (Syscom) au lieu de C initial (Cyscom).

D’autres occurrences de Cyscom renvoient vers des page web qui n’ont rien à voir avec un cabinet spécialisé en data, comme une plateforme estudiantine Cyscom, acronyme de « Cybersecurity Student Community » (« Communauté des étudiants en cybersécurité »), qui est liée à une université privée en Inde, le Vellore Institute of Technology (VIT, Institut de technologie de Vellore). Vellore est une ville de l’État du Tamil Nadu (sud de l’Inde). Le Vellore Institute of Technology dispose de campus notamment à Vellore même et à Chennai, la capitale de l’État du Tamil Nadu. La Cyscom du VIT « a été créée en 2022 » avec pour mission de « diffuser la sensibilisation à la cybersécurité et aux logiciels malveillants », entre autres objectifs, selon son site.

Parmi les résultats de la recherche, figuraient d’autres structures dont une entreprise des pompes funèbres au Cameroun, une société dans le secteur médical située à Dakar, au Sénégal, ainsi qu’un un  cabinet spécialisé dans le traitement des données d’enquêtes.

Un chiffre sans fondement, mais difficile à remettre en cause

Martial Manfred Missimikim est le directeur exécutif de l’association camerounaise Securoute, active dans la sensibilisation du public aux risques routiers. Sollicité en qualité d’expert sur le chiffre que nous vérifions, Missimikim a suggéré de nous rapprocher du ministère des Transports et de la gendarmerie nationale, son association n’ayant pas fait d’études sur les accidents de la route. « Nous sommes orientés vers les actions de prévention routière sur le terrain, les activités de recyclage de conducteurs et la formation des acteurs », a-t-il précisé.

Photo utilisée à titre d’illustration. Image prise en novembre 2013 au Cameroun. Photo : jbdodane/Flickr

Aucun des documents trouvés en ligne sur la sécurité routière au Cameroun ne fait mention de ces 10 % d’accidents liés à l’état de la route.

C’est le cas d’une thèse de doctorat en spécialité Psychologie sociale et expérimentale présentée en novembre 2012 par Robert Ngueutsa devant l’Université de Grenoble, en France, et d’un rapport de la Banque africaine de Développement (BAD) sur la sécurité routière en Afrique réalisé en décembre 2013, faisant le point sur le nombre d’accidents, de morts et de blessés au Cameroun. C’est également le cas d’un article publié en juillet 2020 sur le site de publications académiques Scientific Research Publishing (Scirp) traitant de l’élaboration des facteurs explicatifs des accidents au Cameroun.

Toutefois, des documents ayant pour sources le ministère des Transports reviennent sur les 10 % d’accidents de la route causés par l’état de la voirie. C’est le cas d’un bulletin d’analyse des accidents de la circulation, un document non daté qui présente cependant un tableau sur « l’évolution des statistiques d’accidents de la circulation au Cameroun » de 1994 à 2005.

Contacté par Africa Check, Pierre Moueleu, consultant en management de la sécurité routière, nous a envoyé le lien d’un extrait du 20 juin 2023 d’une édition de Cadence Matinale où il était invité. L’émission est produite par la chaîne de télévision privée camerounaise Equinoxe TV. « Les 10 %, a-t-il dit, c’est ce qui existe, c’est ce que le ministère des Transports communique. Maintenant, est-ce à dessein, question de ne pas alarmer ? Je ne saurais répondre.  Mais a priori, il est clair qu’en aménageant les routes comme il se doit, on va avoir une réduction substantielle d’accidents et, visiblement, pas seulement 10 % des accidents de la route ».

Sur la question de l’exactitude de ce pourcentage, Pierre Moueleu s’est montré circonspect lors des échanges avec Africa Check. « C’est un chiffre qui amène à douter, mais c’est un chiffre officiel qui est notamment relayé par le ministère des Transports. Pour le peu d’accidents dont nous sommes informés et sur les grands axes routiers, la qualité de la route peut être mise en cause au moins pour un tiers des cas. À moins que les statistiques évoquées prennent aussi en compte tous les accidents de motos dans le pays », a-t-il estimé.

Pour lui, les 10 % évoqués peuvent également être liés à la méthodologie employée pour collecter ou analyser ces données. « Tout comme ça peut être par ailleurs du ‘‘politiquement correct’’, pour que les chiffres officiels à l’international ne donnent pas l’impression que  les financements octroyés au Cameroun pour le développement routier ne servent pas véritablement  à leur objet de départ. »

Un chiffre qui n’est pas insignifiant, en dépit des réserves

Gérard Ekani Ekani, chercheur et formateur en sécurité routière, est un d’autre avis. Pour lui, ce chiffre n’est pas insignifiant, car la route n’est qu’un outil, alors que le conducteur est un acteur. « C’est lui qui utilise la route et en fait ce qu’il veut. Le conducteur doit donc s’adapter et épouser les caractéristiques de la route qu’il emprunte, le contraire n’est pas possible. C’est pourquoi, le rapport que vous aurez lu parle de 70 % de la responsabilité du conducteur », affirme-t-il.

Ces observations n’empêchent cependant pas des réserves, d’après lui. « Dans notre contexte, les statistiques officielles ne reflètent pas toujours la réalité nette des choses, les chiffres sont généralement biaisés et politisés. La preuve : pendant qu’on déclare 1 500 morts par an au Cameroun, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) les évalue à plus du double. En tant que spécialiste du domaine, nous avons été confrontés à cette réalité lors d’une étude menée en 2007 sur les accidents à Douala. Les chiffres obtenus auprès des unités de gendarmerie de quartier étaient, à notre étonnement, minorés au niveau de la région », explique-t-il.

Photo utilisée à titre d’illustration. Image prise en décembre 2013 au Cameroun. Photo : jbdodane/Flickr

« Le mauvais état de la route » en cause pour un peu plus de 2 % des accidents interurbains entre 2008 et 2014 au Cameroun, selon un rapport de l’ONU

Le document le plus récent publié par l’ONU concernant les accidents de la route au Cameroun date de 2018. Il s’agit du rapport intitulé « Évaluation de la performance en matière de sécurité routière (EPSR) – Cameroun  », rendu public en août 2018. Celui-ci mentionne, à la page 28, que 2,2 % des accidents interurbains pour la période 2008-2014 sont liés au « mauvais état de la route ».

« Dans l’ensemble, les accidents en zones interurbaines de la période 2008-2014 sont dus pour 3,64 % aux causes environnementales, pour 15,39 % aux causes mécaniques (liés au mauvais état des véhicules), et pour 80,97 % aux causes humaines. Trois causes humaines majeures sont à elles seules à l’origine de près de 70 % des cas d’accidents constatés dont : l’inattention et la distraction des conducteurs (30,67 %), l’excès de vitesse (19,97 %) et le défaut de maîtrise des conducteurs (18,53 %) », peut-on y lire. « Ces premières causes sont suivies par : les piétons (causes humaines) : 3,60 % ; les dépassements dangereux : 3,15 % ; les pneus défectueux : 2,80 % ; les manœuvres dangereuses sur la chaussée : 2,34 % ; le mauvais état de la route : 2,20 %. Les causes d’accidents liées à l’inattention et à la distraction des conducteurs, ainsi que celles liées au défaut de maîtrise des conducteurs, sont souvent associées à la consommation d’alcool au volant. »

Selon Pierre Moueleu, bien qu’étant peu fiables, les chiffres du ministère des Transports sont difficiles à infirmer, faute de données irréprochables : « On ne peut réfuter pareils éléments qu’en fournissant des faits réels, en faisant soi-même sa collecte de données, avec une bonne méthodologie inattaquable. Mais aussi, pouvoir réaliser des analyses statistiques pour mettre à la disposition des résultats concordants ». Or, « cela nécessite de la ressource. Et au Cameroun, les consultants indépendants ne sont pas véritablement pris en compte dans les stratégies », a-t-il souligné.

Conclusion : l’allégation est sans preuve

En juillet 2023, la journaliste camerounaise Albertine Bitjaga a affirmé dans une émission télévisée que 10 % des accidents de la route au Cameroun étaient dus à l’état de la route, en indiquant comme source le ministère camerounais des Transports.

Sollicité sur l’origine de ce pourcentage, ce département n’a pas donné suite aux requêtes d’Africa Check. Nous avons reçu des indications ou documents d’acteurs officiels de la gestion des accidents de la route au Cameroun ne permettant cependant pas d’en savoir plus, outre le fait que le chiffre émane d’une étude d’un cabinet identifié comme Cyscom. Nos recherches ne nous ont pas permis d’identifier ce cabinet ou ses éventuels responsables.

Des experts interrogés sur le sujet ont fait part de leurs doutes ou réserves, soulignant qu’il était cependant difficile de réfuter les statistiques officielles, en l’absence d’études ou données inattaquables à jour sur les causes des accidents de la route au Cameroun. Nous avons consulté un document publié en 2018 par les Nations unies sur les accidents de la route – le plus récent que nous ayons trouvé lors de nos recherches – qui mentionne un chiffre d’un peu plus de 2 % pour le mauvais état de la route comme cause des accidents interurbains pour la période 2008-2014.

Par conséquent, la déclaration selon laquelle 10 % des accidents de la route au Cameroun sont dus à l’état de la route est, à ce stade, sans preuve et reste donc imprécise

Michèle EBONGUE  (journaliste camerounaise à Data Cameroon qui a rédigé cet article dans le cadre d’un stage d’immersion au sein de la rédaction francophone d’Africa Check, à Dakar, soutenu par un projet du département d’État américain, ministère états-unien des Affaires étrangères)

Lire l’article original sur Africa Check : https://africacheck.org/fr/fact-checks/articles/ameroun-transports-routes-accidents-economie-sante-chiffre-sans-preuve-sur-catastrophes-dues-au-mauvais-etat-des-voies-de-circulation