Au Sénégal, en vue de la présidentielle du 24 mars 2024, un des principaux candidats à ce scrutin, Bassirou Diomaye Faye, a accordé un entretien exclusif à la télévision privée sénégalaise WalFadjri. Au cours de cette entrevue datant du 19 mars 2024, l’homme politique a évoqué plusieurs thèmes dont l’émigration clandestine.
À ce sujet, le candidat de la coalition Diomaye Président a affirmé : « 8 000 jeunes sont morts sur les routes de l’émigration (clandestine, NDLR) selon l’Organisation internationale pour la migration » (écouter à partir de 30 minutes).
Le 18 mars 2024, Bassirou Diomaye Faye avait déjà fait la même déclaration à Kolda (sud du Sénégal), dans le cadre de sa campagne électorale. « Pensez à ces jeunes comme vous, 8 000 personnes sont mortes en mer, en tentant de fuir le Sénégal », a-t-il déclaré face à ses sympathisants de Kolda, s’exprimant sur les conséquences de la mauvaise gestion du Sénégal par le gouvernement sortant (à écouter à partir de 52 minutes 30 secondes).
L’Organisation internationale pour les migrations ne reconnaît pas ce chiffre
En affirmant que « 8 000 jeunes sont morts sur les routes de l’émigration clandestine », Bassirou Diomaye Faye a mentionné comme source l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Lorsque nous l’avons questionnée, l’organisation a dit ignorer l’origine de cette allégation, qu’il s’agisse de 8 000 jeunes Sénégalais ou personnes en provenance du Sénégal.
Selon l’OIM, le Projet Migrants disparus (Missing Migrants), sa base de données consacrée aux personnes disparues ou décédées, a rapporté que plus de 8 000 personnes étaient mortes sur les routes migratoires dans le monde en 2023, et ces voyageurs n’étaient pas exclusivement en provenance du Sénégal.
En se fondant sur les chiffres de sa base de données, l’organisation internationale a précisé que plus des deux tiers des personnes décédées pendant la migration (dans toutes les routes migratoires, donc pas seulement la mer) n’ont pas été identifiées. Or, parmi celles qui ont pu être identifiées entre 2014 et 2023, 648 avaient comme pays d’origine le Sénégal.
En dehors du Sénégal, sur près de 64 000 personnes dont le décès a été enregistré entre 2014 et 2023, 25 349 personnes ont été identifiées comme des ressortissants africains, bien que la plupart ne soient pas identifiées par pays d’origine, a précisé l’OIM. 21 505 ont été identifiés par les autorités comme étant originaires « d’Afrique subsaharienne ».
Que révèlent les autres sources de données sur les migrations ?
En dehors de l’OIM, une source de données fiables sur la migration irrégulière est Ca-minando Fronteras, selon le formateur en médias et migration Seydou Nourou Dia. Il s’agit d’une organisation non gouvernementale (ONG) basée en Espagne, créée en 2002 pour la protection des droits des migrants. Elle traduit son nom en anglais par « Walking Borders » et en français par « Che-Minant les frontières ». Cette ONG offre une ligne de sauvetage aux migrants cherchant à atteindre l’Europe par la mer, à la frontière entre l’Espagne et le Maroc, souvent dans des embarcations de fortune surchargées.
Ca-minando Fronteras nous a fait parvenir son dernier rapport « Droit à la Vie 2023 », publié le 9 janvier 2024 sur son site, qui a recensé les victimes de l’émigration irrégulière à destination d’Espagne durant l’année 2023. D’après cette étude, 2023 a été l’année la plus meurtrière depuis que l’ONG a ouvert ses registres. Pas moins de 6 618 personnes ont perdu la vie sur la frontière occidentale euro-africaine (sur la zone frontalière essentiellement maritime entre l’Europe et l’Afrique, qui s’étend de la Méditerranée occidentale à l’Atlantique). Parmi ces personnes décédées, figurent 363 femmes et 384 enfants, ce qui correspond à 18 décès par jour sur les différentes routes migratoires vers l’Espagne.
Concernant les victimes en provenance du Sénégal, Ca-minando Fronteras a affirmé avoir mené des recherches spécifiques approfondies sur les routes depuis le Sénégal. Son Observatoire des Droits humains a recensé 3 176 morts en provenance du Sénégal, lit-on dans le rapport « Droit à la Vie 2023 ». L’ONG nous a en outre indiqué ne pas disposer du nombre total de décès de personnes recensées en provenance du Sénégal depuis sa création.
Des données probablement sous-estimées
De son côté, l’OIM a insisté sur le fait que ses données sur le nombre de morts « représentent des estimations minimales, car de nombreux décès/disparitions survenant au cours des trajets migratoires ne sont pas enregistrés ».
Helena Maleno, la fondatrice de Ca-minando Fronteras, a confirmé cette tendance. Cette experte des questions migratoires a indiqué à #SaytuSEN2024 que son organisation est consciente du fait que ses chiffres sont sous-estimés, puisque d’innombrables pertes en vies humaines ne sont jamais signalées.
Maleno a aussi mentionné qu’à travers ses analyses, près de 89 % des morts décomptés dans le rapport « Droit à la Vie 2023 » proviennent du Sénégal. Afin d’obtenir ces chiffres, Ca-minando Fronteras interroge directement des familles de victimes, tout en effectuant des interventions à partir d’alertes reçues, d’après l’experte.
8 000 jeunes morts sur les routes de l’émigration clandestine : cela est possible, bien que rien ne le prouve
#SaytuSEN2024 a également consulté le journaliste espagnol Txema Santana sur le chiffre avancé par Bassirou Diomaye Faye. Santana, spécialiste de la migration, a confié ne pas avoir connaissance d’un rapport ou d’une information faisant état de 8 000 jeunes morts en mer en provenance du Sénégal. Toutefois, cela a pu se produire, eu égard au manque d’informations actualisées et complètes sur le sujet, a-t-il reconnu.
Le journaliste a mis l’accent sur la route des Canaries, empruntée par beaucoup de migrants pour rallier l’Espagne : cette route « abrite des pirogues en provenance du Maroc, du Sahara occidental, de la Mauritanie et du Sénégal, et la majorité de ces personnes en 2023, selon Frontex », l’Agence de garde-côtes et de garde-frontières de l’Union européenne, « sont arrivées du Sénégal ».
Si on inclut les routes du détroit de Gibraltar, selon le même rapport de Frontex, le nombre de personnes décédées n’atteindra toujours pas 8 000 et, dans tous les cas, la nationalité ou le lieu de provenance d’une bonne partie d’entre elles ne serait pas connu, a relevé Txema Santana.
Conclusion : l’affirmation n’est pas prouvée
Bassirou Diomaye Faye, un des candidats à l’élection présidentielle sénégalaise du 24 mars 2024, a affirmé que 8 000 jeunes sont morts sur les routes de l’émigration clandestine, en provenance du Sénégal, en attribuant cette statistique à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Interrogée sur ce chiffre par #SaytuSEN2024, l’OIM a précisé en ignorer l’origine.
Les données de l’OIM rapportent que 8 000 personnes décédées ont été répertoriées sur les routes migratoires dans le monde en 2023, et non spécifiquement les personnes en provenance du Sénégal. Elle a aussi insisté sur le fait que deux tiers des personnes qui décèdent pendant la migration ne sont pas identifiées. Entre 2014 et 2023, 648 personnes mortes sur les routes de l’émigration avaient comme pays d’origine le Sénégal.
Une autre organisation, Ca-minando Fronteras, a recensé 3 176 victimes en provenance du Sénégal en 2023.
Toutefois, d’après le journaliste espagnol Txema Santana, même s’il n’existe pas de preuves attestant que 8 000 personnes en provenance du Sénégal seraient mortes sur les routes de la migration clandestine, il est possible que ce scénario ait pu se produire, faute d’informations actualisées et complètes sur le sujet.
Par conséquent, l’affirmation de Bassirou Diomaye Faye n’est pas prouvée.
Azil Momar LÔ
Lire l’article original sur Africa Check : https://africacheck.org/fr/fact-checks/articles/election-presidentielle-senegal-bassirou-diomaye-faye-campagne-electorale-emigration-clandestine-oim-