Non, rien ne prouve que 35 % des cas d’impuissance sexuelle sont liés au tabagisme au Sénégal

Sénégal
Santé et sciences

20 Avr 2023

12 minutes de lecture
Un cancérologue sénégalais a affirmé que 35 % des cas d’impuissance sexuelle au Sénégal étaient liés au tabagisme. Ce chiffre n’est pas prouvé mais le lien entre tabagisme et impuissance sexuelle est scientifiquement fondé.

Dans sa parution du 8 février 2023, le quotidien sénégalais EnQuête a publié un entretien avec le médecin Abdou Aziz Kassé, cancérologue, administrateur du Centre international de cancérologie de Dakar (CICD), évoquant  l’impact du tabagisme sur la santé. Cet entretien a été réalisé le 7 février 2023, en marge d’un atelier de sensibilisation des journalistes spécialisés dans le domaine de la santé animé par Dr Kassé.

« 35 % des impuissants sexuels sont liés au tabac. On ne peut jamais guérir un impuissant sexuel qui refuse d’arrêter de fumer », indique le Dr Kassé dans l’article d’EnQuête. D’autres médias sénégalais comme les sites d’informations Leral.net et Pressafrik.com ont également rapporté le même chiffre, citant le cancérologue.

Tabagisme, tabagisme passif

Le tabagisme est le fait de consommer soi-même du tabac, peu importe la forme et la quantité, d’où l’expression souvent utilisée de tabagisme actif. « Toutes les formes de tabac sont nocives et il n’y a pas de seuil au-dessous duquel l’exposition est sans danger. Le tabac est le plus souvent consommé sous la forme de cigarettes, mais il existe d’autres produits », indique l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) dans une fiche d’information sur le tabac (actualisée le 25 mai 2022). Elle cite notamment « le tabac pour pipe à eau, différents produits du tabac sans fumée, les cigares, les cigarillos, le tabac à rouler, le tabac pour pipe ». En d’autres termes, résume le site français d’information sur la santé L’Observatoire de la santé, « le tabagisme actif ne se définit pas par un seuil de consommation dépassé : un fumeur, qu’il fume une seule ou dix cigarettes par jour, reste un fumeur : les risques pour la santé n’épargnent aucun consommateur ».

Les acteurs de la lutte contre l’addiction au tabac parlent également de tabagisme passif. Il s’agit du fait « d’inhaler, de manière involontaire, la fumée dégagée par un ou plusieurs fumeurs à proximité, en milieu clos ou en extérieur, qu’il s’agisse de cigarettes, de cigares ou de pipes », explique le site français spécialisé PasseportSanté. « Le tabagisme passif peut donc concerner l’entourage proche du fumeur, l’entourage extérieur croisé au quotidien, le fœtus dans le ventre de sa mère », ajoute-t-il.

Impuissance sexuelle ou dysfonction érectile

L’impuissance sexuelle, également appelée dysfonction érectile, est l’incapacité d’un homme à maintenir son pénis en érection suffisamment longtemps pour avoir des rapports sexuels complets et satisfaisants, selon inviTRA, qui se présente comme une revue certifiée et un média spécialisé dans le domaine de la fertilité humaine et de la grossesse.

La revue a souligné que le problème devait persister pendant au moins trois mois pour que le diagnostic d’impuissance soit confirmé. Un argument corroboré par une étude de l’Association française d’urologie sur la dysfonction érectile.

Contacté pour des précisions sur la source de sa déclaration, Dr Kassé a expliqué qu’à travers son interview, il cherchait à mettre l’accent sur le sujet des taxes parafiscales dans le but de lever des fonds au niveau du ministère sénégalais de la Santé et de l’Action sociale, pour ainsi financer la Santé.

Le cancérologue a confirmé avoir soutenu que « 34 % ou 35 % des impuissances sexuelles sont liées au tabagisme », en nous faisant parvenir une fiche d’information des autorités sanitaires canadiennes évoquant le sujet. Cette fiche, intitulée « L’impuissance et le tabagisme », a été mise à jour pour la dernière fois le 16 février 2009.

La source de Dr Kassé n’évoque pas la statistique examinée

L’article évoqué signale que le tabagisme peut détériorer la fonction sexuelle et, par conséquent, causer l’impuissance sexuelle. Toutefois, le texte cite des études réalisées aux États-Unis, et aucune d’elles n’évoque la déclaration faite par Dr Abdou Aziz Kassé. L’équipe du Dr Kassé a souligné à Africa Check que le cancérologue parlait bien du Sénégal dans sa déclaration rapportée par les médias cités. « Mais les études sur lesquelles il s’est basé ont été réalisées dans d’autres pays, puisque les statistiques au niveau  national n’existent pas sur la question. Le Dr. Kassé a, de ce fait, rassemblé plusieurs publications scientifiques réalisées à l’étranger et en a fait une méta-analyse pour déduire que 35 % des cas d’impuissance sexuelle (au Sénégal) sont liés au tabagisme », nous a-t-on précisé.

Une méta-analyse est une méthode combinant les résultats de plusieurs études pour faire une synthèse objective selon un protocole précis et reproductible, explique Patrick Maison, médecin français et professeur d’université, dans un article publié en 2010 dans une revue spécialisée. Ce texte, intitulé « La méta-analyse sur données résumées », est paru dans la revue Recherche en soins infirmiers. Selon l’auteur, cette méthode est largement utilisée dans tous les domaines de la recherche biomédicale pour l’interprétation globale d’études multiples et diverses, parfois contradictoires. Ainsi, la méta-analyse permet une analyse plus précise des données par l’augmentation du nombre de cas étudiés et une généralisation plus acceptable par la prise en compte de résultats émanant de sources différentes.

Procédé biaisé

Dr Cheikh Sokhna est épidémiologiste et directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le Développement (IRD) à Dakar. Il a participé à plusieurs études et publications scientifiques et travaillé pour plusieurs institutions internationales de recherche. Selon lui, il n’est pas possible d’extrapoler (ou de faire une déduction) avec des données de méta-analyse sur le Sénégal quand des études de ce pays ne sont pas incluses dans ladite méta-analyse.

« Le gros problème de la recherche biomédicale au Sénégal est l’absence de publications. Un facteur qui rend difficile le fait même de pouvoir faire une méta-analyse », a commenté l’épidémiologiste.

Africa Check a par ailleurs interrogé le Digital Health Lab, une plateforme regroupant des experts qui apportent des réponses sur des questions liées à la santé. Le groupe d’experts argue que si les méta-analyses sont un outil très important pour comprendre les résultats scientifiques, ils ne sont cependant pas toujours généralisables. Par « généralisation », il entend le fait d’appliquer un résultat à différentes populations de différents pays ou régions. Les méta-analyses ou les études menées uniquement auprès d’un certain groupe de personnes ou dans une certaine région ne s’appliquent pas nécessairement à un autre groupe de personnes ou à une autre région. Ces résultats peuvent éclairer la situation chez d’autres groupes de personnes, mais on ne peut pas supposer qu’ils y sont directement applicables, note-t-il.

En outre, d’après le Digital Health Lab, si une méta-analyse n’ayant concerné que des études réalisées, par exemple, aux États-Unis et au Canada, rapporte que « 35 % des cas d’impuissance sexuelle sont liés au tabagisme », on ne peut pas déduire que « 35 % des cas d’impuissance sexuelle au Sénégal sont liés au tabagisme ».

« Il serait possible de déduire que certains cas d’impuissance sexuelle peuvent être liés au tabagisme, mais nous ne pouvons pas l’affirmer avec certitude », souligne encore le groupe d’experts, selon lequel « même aux États-Unis et au Canada, il serait audacieux de faire une telle déclaration générale ».

En science, il convient toujours de mettre en garde contre les conclusions, car elles pourraient toujours être étudiées et validées de manière différente et avec des groupes de personnes plus diversifiés, explique-t-il. De plus, la santé de la population et l’environnement évoluent constamment, ce qui pourrait modifier certaines conclusions, préviennent les experts du Digital Health Lab.

 

Un mineur artisanal fume une cigarette à la mine d’or de Bantakokouta dans le sud-est du Sénégal, le 2 février 2023. JOHN WESSELS / AFP

Absence de données au niveau national au Sénégal

Au Sénégal, le Programme national de lutte contre le tabac (PNLT) appuie et accompagne les différents départements ministériels et autres administrations publiques dans la lutte contre le tabagisme, la consommation de tabac. Il est chargé de veiller à l’application des textes législatifs et réglementaires en la matière. Il assure également la sensibilisation, l’information et la communication dans le domaine de la lutte contre le tabac et veille à la mise en œuvre des recommandations du Comité national de lutte contre le tabagisme.

Sollicité par Africa Check pour vérification de l’affirmation selon laquelle 35 % des cas d’impuissance sexuelle sont liés au tabac, le PNLT a dit ne pas avoir à sa disposition des données qui prouvent ou réfutent cette assertion. Le programme dispose simplement de deux enquêtes sur la prévalence du tabagisme chez les enfants et chez les adultes au Sénégal. Aucune de ces deux études n’évoque un lien entre impuissance sexuelle et tabagisme.

De même, Amadou Gaye, président de la  Ligue sénégalaise contre le tabac (Listab), qui veut contribuer à réduire la mortalité et la morbidité dues au tabac, a indiqué à Africa Check que la Listab ne disposait pas d’informations vérifiées sur l’impact sanitaire du tabagisme sur la sexualité au Sénégal : « De ce fait, la Listab n’a pas de données permettant de vérifier s’il est vrai ou non que 35 % des impuissances sexuelles sont dues au tabagisme au Sénégal ».

Nos recherches d’études ou documents qui étudient l’impact du tabagisme sur la santé sexuelle au Sénégal ont été infructueuses. Dr Idrissa Ba, addictologue et coordonnateur technique du Centre de prise en charge intégrée des addictions de Dakar (Cepiad), a relevé que le sujet n’a pas encore fait l’objet d’études au Sénégal.

De même, l’urologue Serigne Maguèye Guèye, professeur titulaire de chirurgie urologique à l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar, a affirmé ne pas avoir connaissance d’études au Sénégal sur le sujet.

Le lien entre tabagisme et impuissance sexuelle est scientifiquement fondé

En France, le Comité national contre le tabagisme (CNCT) détaille, à travers une fiche dinformation, plusieurs risques du tabagisme spécifiques aux hommes.

L’analyse cite parmi ses références une étude (en anglais) publiée en 2013 dans la revue Plos One, du projet américain à but non lucratif Public Library of Science (Plos, Bibliothèque scientifique publique). Cette étude mentionne des résultats de recherches épidémiologiques démontrant que le tabagisme, en particulier le tabagisme actif, peut augmenter de manière significative le risque de dysfonctionnement érectile.

Le même lien de causalité est établi dans une autre étude (en anglais) dont les conclusions ont été publiées le 12 janvier 2023 dans Sexual Medicine Reviews (SMR, Revue de la médecine sur la sexualité), un journal de la Société internationale de médecine sur la sexualité (ISSM, pour International Society for Sexual Medicine).

Cette recherche détaille la manière dont le tabagisme endommage fondamentalement la santé sexuelle masculine. La fumée de cigarette contient de la nicotine, du monoxyde de carbone, des produits chimiques oxydants et des métaux qui peuvent endommager l’endothélium et ainsi perturber les processus érectiles, explique l’étude. L’endothélium est un organe à part entière qui joue un rôle fondamental dans le maintien de la fluidité sanguine pour une bonne érection. Pour les fumeurs actuels, ajoute l’étude, l’abstinence tabagique peut renforcer l’endothélium et inverser la diminution de la fonction érectile.

La SMR met en évidence plusieurs articles scientifiques publiés tous les trimestres dans le domaine de la médecine sur la sexualité et qui couvrent un large éventail de sujets relatifs à la fonction et au dysfonctionnement sexuels chez l’homme, la femme et le couple.

Les développements de cette revue médicale ont été confirmés par l’urologue sénégalais Dr Babacar Sine qui travaille au service d’urologie à l’hôpital Aristide Le Dantec de Dakar. Sine assure que « ces explications sont par ailleurs vérifiées par des études scientifiques crédibles (et) que l’on peut s’y fier naturellement ».

Conclusion : rien ne prouve que 35 % des cas d’impuissance sexuelle sont liés au tabagisme au Sénégal

Abdou Aziz Kassé, cancérologue, administrateur du Centre international de cancérologie de Dakar, a affirmé qu’au Sénégal, 35 % des cas d’impuissance sexuelle sont liés au tabagisme. Le spécialiste sénégalais a dit se référer à une méta-analyse réalisée, par ses soins, en s’appuyant sur des études menées dans d’autres pays.

Selon des experts interrogés, il n’est pas possible de lier les résultats d’une méta-analyse à un pays alors que les études ayant servi à réaliser ladite méta-analyse ne portent pas sur le pays en question.

En outre, bien que le lien entre tabagisme et impuissance sexuelle est scientifiquement fondé, il n’existe pas d’études et de données sur le sujet au Sénégal.

Par conséquent, la déclaration de Dr Abdou Aziz Kassé est sans preuve.

La rédaction

Lire l’article original sur Africa Checkhttps://africacheck.org/fr/fact-checks/articles/sante-35-pourcent-sexualite-tabac-senegal