Le 28 mars 2024, le compte X (ex-Twitter) Camille Moscow, compte russophile et soutien actif de Vladimir Poutine qui dénombre plus de 13 500 abonnés, postait le tweet suivant : « 🚨‼️ La France choquée par le discours viral du nouveau président sénégalais ! Le nouveau président du Sénégal avertit la France de laisser l’Afrique tranquille ! « Il est grand temps pour la France de lever son genou de notre cou et de mettre fin à cette oppression injuste ». Ce tweet, vu par plus de 718 000 internautes et retweeté par 3 000 personnes (au 30 mars 2024), est accompagné d’une vidéo d’une durée de 5’01 où l’on voit un homme faire un discours en anglais. Les paroles de l’homme sont sous-titrées en français. Sur l’enregistrement, on peut voir le logo du réseau social TikTok avec un pseudo : newafricanews. Il y a enfin un logo de femme avec une écriture : SALLY.
Capture d’écran du tweet du 28 mars 2024 de Camille Moscow. Faite le 10 avril.
Si dans un précédent article publié sur Factoscope.fr nous avions prouvé que l’homme qui s’exprimait dans la vidéo était le Premier ministre du Sénégal, Ousmane Sonko et non pas le président de la République Bassirou Diomaye Faye, le contenue de la vidéo pose un autre problème. Cet extrait a été modifié par une technologie de deepfake.
L’origine de cet enregistrement vient du compte TikTok @newafricanews qui dénombre près de 9858 abonnés (au 10 avril 2024). Elle est pour la première fois diffusée le 23 septembre 2023 et comporte deux légendes : « The next African President is speaking. Even his English is clean than a lot of current Presidents in our Continent » et « #should #Sonko be the Next President of #Senegal? ». Après traduction : « Le prochain président africain s’exprime. Même son anglais est plus propre que beaucoup de présidents actuels de notre continent » et « #Sonko devrait-il être le prochain président du #Sénégal ? ». Le compte a d’ailleurs repartagé cette vidéo le 26 mars 2024.
Un discours prononcé un peu moins de trois ans avant sa nomination
Le discours originel de Sonko, comme nous vous en avions informé dans l’article sur le sujet, a eu lieu le 2 juillet 2021 lors d’une conférence à Dakar, capitale du Sénégal et était diffusé en direct sur Youtube sur la chaîne du média local Senegal7. Ousmane Sonko a été nommé Premier ministre le 2 avril 2024, soit un peu moins de trois ans après avoir prononcé le discours, il est donc faux de prétendre qu’il a fait ces déclarations lorsqu’il était déjà chef du gouvernement.
Cependant, lors de cette prise de parole, Ousmane Sonko parle français. C’est à ce moment-là que l’hypothèse du deepfake nait. Après analyse poussée de l’extrait et notamment de la bouche du leader du PASTEF, nous le passons au crible du détecteur de deepfake développé par InVid WeVerify. Le résultat est sans appel : il y a 97 % de chances que l’extrait soit un deepfake.
Capture d’écran du détecteur de deepfake d’Invid Weverify, faite le 10 avril 2024.
Il est donc établi que cette vidéo a été modifiée par une technologie de deepfake. Reste à savoir l’étendue des modifications.
La bouche et la voix du Premier ministre ont été artificiellement transformées, mais après retranscriptions de la vidéo « deepfake » et de la vidéo originale (de 1h03’51 à 1h08’55), le contenu des paroles de Sonko, malgré quelques changements de mots et de tournures dus à la traduction en anglais, est similaire. Ousmane Sonko avait d’ailleurs en marge de ce discours publié, dans un très long thread sur X, une retranscription condensée de sa prise de parole.
La diffusion d’une telle vidéo par un compte notoirement russophile n’est pas une démarche anodine. Ce tweet s’inscrit très vraisemblablement dans une campagne de désinformation plus large initiée par la Russie et qui vise à discréditer la France sur le continent africain. En effet, selon Michel Galy, professeur de géopolitique à l’École internationale et des relations internationales (ILERI) et chercheur au Centre d’études sur les conflits, les Russes « ont des vues économiques sur les nouveaux gisements notamment off-shore de pétrole et de gaz ».
Le département d’État des États-Unis a publié, le 12 février 2024, une fiche d’information qui atteste de ces pratiques de manipulation d’information et de propagation de fake news. Cette fiche, qui a pour titre, « Comment le Kremlin propage une désinformation mortelle en Afrique », montre que les services de renseignements russes ont fondé une « agence d’information axée sur les relations entre l’Afrique et la Russie, baptisée “African Initiative“, laquelle propage de la désinformation sur les États-Unis et les pays européens ».
Capture d’écran de la fiche d’information « Comment le Kremlin propage une désinformation mortelle en Afrique » sur le site du département d’État américain.
Michel Galy détaille le mode opératoire des Russes : « Ils sont en embuscade, c’est à dire par le biais d’agent de désinformation et d’agents d’influences, ils essaient d’influencer très clairement la jeunesse sénégalaise comme dans beaucoup d’autres pays. » Le Kremlin n’en est pas à son galop d’essai puisqu’il a opéré de la même manière au Mali, au Niger, en Centrafrique et au Soudan. La forte influence de la Russie dans ces pays est marquée par la présence de mercenaires du groupe Wagner.
Ici, la stratégie consiste à décontextualiser les propos d’Ousmane Sonko, qui a proféré des propos particulièrement durs à l’égard de la France alors qu’il était simple opposant au régime de Macky Sall, en prétendant qu’il les a tenus durant son mandat de Premier ministre. Une décontextualisation doublée d’une tromperie sur l’usage de la langue anglaise, qui permet en outre de lui donner davantage d’audience à l’échelle internationale. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Camille Moscow met en ligne des post contre la présence française en Afrique comme ici le 1er avril 2024 ou là, le 5 avril 2024.
Une technologie de deepfake a donc été utilisée pour modifier la voix d’Ousmane Sonko afin de faire croire au public que l’ex-candidat à la présidence de la République a dénigré la France dans un discours en anglais prononcé depuis sa nomination au poste de Premier ministre du Sénégal. En revanche, la technologie n’a pas été utilisée afin de modifier le contenu des paroles de l’actuel chef du gouvernement ou de lui imputer des dires fallacieux.