Les dénonciations de la vidéo virale sur deux Françaises jetant des pièces à des enfants vietnamiens en 1900 sont imprécises

France
Politique | Société

4 Avr 2024

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Une vidéo devenue virale sur X, fin mars 2024, dit montrer « deux femmes françaises jetant des graines et des pièces de monnaie à des enfants affamés au Vietnam en 1900 ». Une affirmation imprécise selon les archives cinématographiques et sources consultées.

Le 30 mars 2024, l’internaute creepy.org relayait sur X une vidéo de « deux femmes françaises jetant des graines et des pièces de monnaie à des enfants affamés au Vietnam, 1900 » (citation traduite de l’anglais vers le français). Cette publication comptabilisait plus de 12 500 000 vues, le 4 avril 2024. Il s’agit d’une reprise d’un tweet du 2 juillet 2023 qui diffusait cette vidéo avec le message suivant (traduit lui aussi de l’anglais, en dehors des hashtags) : « On récolte ce que l’on sème : Les Français en Indochine pendant leur règne colonial…. #emeutes #parisriots #FranceRiots #FranceHasFallen #franceViolence #FranceProtest #France #Paris #Marseille #Nanterre #Nahel. »

Ces images avaient déjà été utilisées en 2022 de manière détournée avec des affirmations prétendant qu’il s’agissait de la reine Elizabeth II jetant à manger à des enfants africains.  Des confrères avaient alors prouvé que cela était faux (Reuters, AFP, Arte, 20 Minutes).

Une recherche par image inversée permet de retrouver l’origine de cette prise de vue et renvoie vers le Catalogue lumière qui renseigne sur l’œuvre cinématographique des frères Lumière. Cette séquence s’intitule : « Enfants annamites ramassant des sapèques devant la pagode des dames. » Elle a été filmée par Gabriel Veyre, opérateur des frères Lumière en 1899 en Indochine française (aujourd’hui Vietnam).

Sur le site, une photographie de la scène du film est présentée, suivie par cette description : « Des enfants se précipitent pour ramasser les piécettes que leur lancent deux femmes. Il existe une photographie légendée de Gabriel Veyre (fonds Jacquier/Veyre) qui a permis de reconnaître Mme et Mlle Doumer. Les deux femmes sont en train de jeter à la volée des sapèques à des enfants indigènes. Ces pièces de monnaie trouées en leur centre pour faciliter leur transport avec une ficelle, n’avaient que très peu de valeur. » Le fondateur du Catalogue lumière, Manuel Schmalstieg, fait ici référence aux explications issues de l’ouvrage « La production cinématographique des Frères Lumière », dirigé par Michelle Aubert et Jean-Claude Seguin (Mémoires de cinéma, 1996). Les deux femmes à l’écran seraient donc l’épouse de Paul Doumer (au centre) et sa fille (à droite) : deux femmes françaises. Paul Doumer a été gouverneur général de l’Indochine française de 1897 à 1902, avant de devenir président de la République française de 1931 à 1932 (lorsqu’il décède).

Un film pour promouvoir la colonie à l’Exposition universelle de 1900

« Paul Doumer avait commandé un reportage photographique et cinématographique à Gabriel Veyre pour promouvoir la colonie à l’Exposition universelle de mars 1900 à Paris », développe Philippe Jacquier, arrière-petit-fils de Gabriel Veyre qui a collecté son œuvre. Ce dernier reconnaît qu’il subsiste toutefois un doute quant à l’identité des femmes filmées. Il explique qu’il s’agit bien de Françaises mais n’assure pas que ce soit Madame Doumer et sa fille : « J’avais fait le rapprochement avec une autre photo où elles sont assises devant les ruines du temple d’ Angkor mais ce ne sont peut-être pas elles. » « Si ce n’est pas Madame Doumer, c’est une bourgeoise qui habitait Hanoï avec sa fille et qui se prête au jeu du cinéma », ajoute-t-il. Philippe Jacquier précise également que ces femmes jettent des sapèques et qu’il ne s’agit « pas du tout de miettes de pain ou de graines ni d’enfants affamés ».

« Nous sommes au cœur du Vietnam, dans ce qui était alors le protectorat d’Annam en Indochine française. Ce film est édifiant. L’épouse et la fille du gouverneur général local distribuent à des enfants des pièces de monnaie trouées. Elles sont en blanc, ils sont en noir. Elles se tiennent debout, ils grouillent à même le sol. Quelque soit le point de vue qu’on adopte, ce film est sans mépris ni jugement. Un témoignage fulgurant de ce que fût le colonialisme », commente Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière de Lyon, délégué général du festival de Cannes et président de l’association Frères Lumière, dans le Blu-Ray « Lumière ! Le cinématographe 1895-1905 » (1h31, 2015) qui rassemble une sélection de 114 films des frères Lumière.

La version restaurée de cette séquence de 45 secondes en noir-et-blanc peut être visionnée sur le site Cinexploria. Une autre version, en couleurs et avec un arrière-plan musical, a été diffusée sur la chaîne YouTube Olden Days, spécialisée dans la restauration d’images par l’intelligence artificielle. C’est cette vidéo qui a été récupérée, depuis, par les internautes la faisant circuler sur X. La mention d’Olden Days apparaît en vignette dans un cercle en bas à droite de la vidéo. L’arrière-petit-fils de Gabriel Veyre insiste sur le problème qu’engendre la colorisation d’images en noir-et-blanc : « Coloriser le film lui enlève son caractère historique qui permet de le recontextualiser dans son époque. »

En définitive, il s’agit bien de deux femmes françaises qui jettent des pièces de monnaie à des enfants vietnamiens sur la vidéo devenue virale sur X. Elles ont été filmées en 1899, et non en 1900, par un des chefs opérateurs des frères Lumière, Gabriel Veyre. Cependant, rien ne permet d’affirmer qu’elles jetaient aussi des graines et que ces enfants étaient affamés.

 

Mathilde LAFARGUE (Factoscope)