Il est imprécis de dire qu’il est interdit de parler de la décennie noire en Algérie, comme l’affirme Kamel Daoud

France
Politique | Société

6 Déc 2024

7 minutes de lecture
Dans Houris, Kamel Daoud écrit qu’il est “interdit de parler” de la décennie noire en Algérie. Les propos sont repris par de nombreux médias français lors de la couverture médiatique du roman. Or, affirmer cette phrase est imprécis.

Est-il interdit de parler de la décennie noire en Algérie, comme l’affirme Kamel Daoud dans son roman Houris, prix Goncourt 2024 ?

Contexte

En août 2024, l’écrivain et journaliste algérien, Kamel Daoud, publie Houris aux éditions Gallimard. Ce roman de 416 pages raconte la décennie noire en Algérie – période de guerre civile qui a fait entre 50 000 et 200 000 morts entre 1992 et 2002 – à travers le récit d’une femme appelée Aube. Cette dernière est devenue muette après avoir été égorgée par un terroriste islamiste.

Lauréat du prix Goncourt 2024, le livre est interdit en Algérie et sa maison d’édition a été exclue du salon du livre d’Alger, qui s’est déroulé du 6 au 16 novembre 2024. Lors de la couverture médiatique du roman, de nombreux médias français expliquent cette censure en affirmant que « l’évocation » de la décennie noire est interdite en Algérie.

Ainsi, dans une dépêche publiée lundi 4 novembre, l’AFP reprend les propos de l’écrivain. A la page 269 de son roman (version numérique), Kamel Daoud écrit : « Il est interdit d’enseigner, d’évoquer, de dessiner, de filmer et de parler de la guerre des années 1990. Rien de rien. »

Capture d’écran dépêche AFP

 

Capture d’écran dépêche AFP

 

Ce roman tomberait « sous le coup de la loi qui interdit tout ouvrage évoquant la guerre civile de 1992-2002 », explique l’AFP dans une précédente dépêche publiée près de deux heures plus tôt.

 

Vérification

Cette « loi » évoquée, c’est La Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Soumis à référendum en 2005, le texte est adopté en 2006. L’article 46 de l’ordonnance de mise en œuvre de la charte encadre la liberté d’expression autour de la « tragédie nationale », terme officiel pour nommer la guerre civile des années 90. Un article que Kamel Daoud insère en préambule de son roman.

Il dispose : « Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250.000 DA à 500.000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. »

C’est donc l’instrumentalisation et l’utilisation de cette période historique qui est interdite. Toutefois, la définition des termes n’est pas claire. « En droit pénal, il y a  le principe d’interprétation stricte de la loi pénale. Mais comme la disposition est floue, dans une certaine mesure on peut la considérer comme contraire au principe de légalité. C’est le flou de cette disposition qui permet toutes les interprétations possibles », explique Massensen Cherbi, docteur en droit à l’Université Paris II et membre du Centre Merian des Études Avancées au Maghreb (MECAM) basé à Tunis.

Ce flou laisse donc plus de liberté aux juges. Ils « interprètent [cet article] dans un sens répressif et non pas protecteur des libertés », ajoute Mouloud Boumghar, professeur de droit public à l’université de Picardie-Jules-Verne. « Mais en pratique l’article a plus été utilisé comme une arme de dissuasion que comme une arme juridique », précise-t-il.

A la connaissance de ces deux chercheurs, il n’existe que deux poursuites pénales au titre de cet article. La première concerne Abdellah Benaoum, militant des droits humains. Il a été emprisonné d’avril 2018 à juin 2019, pour des accusations d’« outrage au président de la République » et pour avoir « instrumentalisé les blessures de la tragédie nationale ». Il avait publié des commentaires critiques du gouvernement sur Facebook.

La seconde poursuite au titre de l’article 46 était à l’encontre d’Ihsane El Kadi, journaliste et dirigeant d’Interface média. Le 18 mai 2021, il était placé sous contrôle judiciaire pour « diffusion de fausses informations à même de porter atteinte à l’unité nationale », de « perturbations des élections » et de « réouverture du dossier de la tragédie nationale » des années 1990. Mais ces poursuites ont été abandonnées. C’est finalement sur la base de l’article 95 bis du Code pénal que le journaliste a été condamné en appel  à sept ans de prison, en juin 2023. L’article prévoit une peine de 5 à 7 ans de prison pour « quiconque reçoit des fonds, un don ou un avantage[…] pour accomplir ou inciter à accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité de l’État, à la stabilité et au fonctionnement normal de ses institutions, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale. » Ihsane El Kadi est libre depuis le 1er novembre 2024, suite à une grâce présidentielle.

capture d'écran Code pénal algérien

Capture d’écran Code pénal algérien

 

Mais alors Kamel Daoud a-t-il « brisé le tabou » de cette décennie tragique et sanglante avec la publication de ce roman, comme le présente Arte dans une chronique qui lui est dédiée ?

Pour Mouloud Boumghar « il est difficile de dire qu’il n’y a aucune possibilité de parler » de la guerre civile en Algérie. En effet, il existe des ouvrages rédigés par des auteurs algériens et publiés dans des maisons d’éditions algériennes après la mise en vigueur de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale en février 2006.

Ainsi, en novembre 2006, l’anthropologue Abderrahmane Moussaoui publie aux éditions algériennes Barzakh, De La Violence en Algérie, les lois du chaos. En décembre 2009, l’écrivain Ali Malek publie aux mêmes éditions le roman Une année sans guerre. Plus récemment, en octobre 2021, Yazid Ben Hounet, chercheur au CNRS, publie Crime et compensation en Afrique du nord. Il revient notamment sur les différentes lois adoptées en Algérie après la décennie noire. En janvier 2024, l’écrivaine et chercheuse franco-algérienne Amina Damerdji publie aux éditions Gallimard Bientôt les vivants. En novembre 2024, elle a effectué la promotion de son roman dans plusieurs villes algériennes. Contactée par mail, la maison d’édition Gallimard n’a, pour le moment, pas répondu à nos sollicitations.

Mais Mouloud Boumghar reste tout de même mesuré. Le contexte autoritaire du pays ne permet pas une évocation totalement libre du sujet. « Il n’y pas eu de débat structuré pour comprendre les causes de la guerre civile. » Depuis le Hirak, mouvement populaire qui a débuté en février 2019, les Algériens font face à « une détérioration de la liberté d’expression ». « Il y a toujours un risque à prendre la parole. Sur un sujet important ou futile », explique Mouloud Boumghar. Malgré un contexte autoritaire, une marge de manœuvre pour la critique a existé sous l’ère Bouteflika. « Dans les années 2010, [la parole] n’était pas risquée sur tous [les sujets] », assure le chercheur.

Conclusion

Pour conclure, il est imprécis d’affirmer qu’il est interdit de parler de la décennie noire en Algérie, comme l’écrit Kamel Daoud dans son roman Houris, prix Goncourt 2024.  L’article 46 de l’ordonnance de mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale interdit que la décennie noire soit  « utilisée et instrumentalisée ». Même si cet article reste sujet à interprétation et qu’il a un rôle répressif, il n’a été invoqué que pour deux poursuites pénales dont une a été abandonnée. Kamel Daoud ne brise pas le tabou de cette décennie tragique car des ouvrages publiés en Algérie la racontent. Mais depuis le Hirak, il est important de noter une « détérioration » de la liberté d’expression en Algérie.

Marie-Mene MEKAOUI (Factoscope)