Contexte
Le mardi 7 mai 2024, Louis Marie Kakdeu, le deuxième vice-président du Social Democratic Front (SDF), un parti d’opposition au Cameroun, a déclaré à « C Politik », une émission télévisée diffusée sur la Cameroon Radio Television (CRTV), la chaîne nationale du Cameroun : « Si je ne prends que le cas de l’Extrême-Nord aujourd’hui, depuis 1978, il n’y a pas eu d’investissement substantiel dans cette région. »
C Politik est un programme hebdomadaire de 90 minutes diffusé tous les mardis entre 21h-22h30 sur la CRTV télé. Consacrée au débat politique autour de l’actualité camerounaise, « C Politik » donne la parole aux gouvernants, aux acteurs politiques et à ceux qui gèrent la cité, entre autres.
Parmi les thématiques abordées au cours de cette édition du 7 mai 2024, a figuré celle sur les défis de l’élection présidentielle de 2025. C’est d’ailleurs à cette occasion que Louis Marie Kakdeu a fait sa déclaration sur l’investissement substantiel dans la région de l’Extrême-Nord. La chaîne YouTube de Raymond Njoya Lindou, présenté comme le Chef service des magazines et affaires publiques de la CRTV a publié l’intégralité de l’émission. La vidéo a cumulé près de 1 500 vues au soir du mercredi 6 novembre 2024.
Cette déclaration intervient quelques semaines avant la célébration de la 52è édition de la fête nationale de l’unité du Cameroun le 20 mai 2024. Cette année, la célébration était placée sous le thème : « Armée et nation ensemble pour un Cameroun uni, pacifique et prospère ».
Vérification
Joint par téléphone, Louis Marie Kakdeu réitère ses propos en indiquant ce qu’il entend par investissements substantiels. « Il s’agit d’un investissement fait avec le budget de l’Etat, qui permet de créer de la richesse, de catalyser comme la locomotive qui tire le train.(…) Je parle de grands projets. Si vous regardez simplement un projet qui a coûté 10 milliards vous ne voyez pas Projets substantiels du gouvernement Camerounais. », précise-t-il. Avant de poursuivre : « Vous n’avez pas de projet de barrage. Quand vous avez ceux comme le barrage de Memve’ele, le barrage de Nachtigal, la Sonara, cela capitalise le développement de la région. Ils ont quoi dans l’Extrême-Nord ? »
Pour lui, le plan présidentiel de reconstruction de la région de l’Extrême-Nord ne répond pas à ce critère. « Dans ce plan de plus de 100 milliards, il n’y a pas de plan de développement. Et ce n’est pas sur un an Projets substantiels du gouvernement Camerounais. C’est un plan qui consiste à pousser les gens à rentrer s’installer dans les villages », développe Louis Marie Kakdeu, convaincu que « le montant du Budget d’investissement public est insuffisant face à leurs besoins (…) Pendant que cette région est autour de 40 milliards, le Centre est dans les 300 milliards. »
Sur cette clarification, Dieudonné Essomba, économiste, a un avis contrasté. « En économie, il n’y a pas une telle catégorisation d’investissements [à savoir des investissements substantiels] », relève-t-il, sans en dire plus.
Les projets routiers
En matière de développement, Constant Fouopi, Professeur agrégé en économie et directeur du Laboratoire d’économie publique de Yaoundé à l’Université de Yaoundé II, révèle qu’« on s’attend à ce qu’il y ait d’abord des infrastructures (et) je pense qu’il y a beaucoup de routes. Il y a la route Maroua-Mora- Dabanga – Kousseri (…) et même d’autres routes qui sont encore en train d’être construites par le gouvernement. Si on ne se concentre que sur ces dix dernières années, le gouvernement de la république a engagé un grand nombre de projets en faveur de la région de l’Extrême-Nord. »
L’Atlas ou le recueil de cartes géographiques de la province (désormais région) de l’Extrême-Nord publié en 2000 par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) note que « l’Extrême-Nord est restée longtemps très enclavée. Dans les années 1950, il fallait plus d’une journée pour aller de Mora à Kousseri en passant par le Nigeria: Bama, Dikwa, Gambaru et Maltam. »
Le même document précise que la route Nationale N°1, qui relie Yaoundé à Kousséri en passant par Obala, Bertoua, Garoua-Boulaï, Ngaoundéré, Garoua, Maroua et Mora, d’une longueur de 1 385 km, a été bitumée en partie en 1978. Cette route a, à en croire le rapport, ouvert les marchés des grandes villes de la région du Sud aux produits agricoles, en particulier aux produits maraîchers. « Le tronçon Gaklé-Mokolo, par Gazawa, Mokong, Zamay a été goudronné en 1985. La Provinciale 3 relie Guider à Pouss par Zongoya et Maroua. C’est l’un des tracés de l’ancienne Nationale 1. Sur l’itinéraire Maga-Maroua long de 80 km, un tronçon d’une trentaine de kilomètres reliant Bogo à Guirvidig a été goudronné au moment de la réalisation de la deuxième phase de la Semry en 1978-1979. La route nationale 12 reliant le sud du Tchad, à hauteur de Bongor a été bitumée en 1988-1989, grâce à des fonds du ministère français des Armées », lit Data-check.
Sur la question de projets routiers, Dr Amadou Bello, délégué régional de l’Economie, de la planification et de l’aménagement du territoire (Minepat) pour l’Extrême-Nord que nous avons joint au téléphone, affirme leur existence depuis l’année 1978. « La route nationale N°1 a été reconstruite de Garoua pour Maroua, précisément à 40 km jusqu’à Moutourwa », confie Dr Amadou Bello. Il ajoute: «Il y a les travaux d’urbanisation de la voirie urbaine de Maroua à plus de 50 milliards et les travaux sont en cours actuellement. Il y a la route qui va de Maroua à Mora. Elle est très bien bitumée aujourd’hui. Et les travaux d’extension vers Kousseri sont en cours avec les financements de la Banque mondiale. »
Selon Constant Fouopi, sur une consultation des statistiques routières avant 1978, « la région de l’Extrême-Nord ne pouvait pas avoir 10 Km de bitume. Aujourd’hui, le Cameroun est relié au Tchad par l’Extrême-Nord à travers une route qui n’existait pas avant 1978. Il y a beaucoup de chefs-lieu des régions de l’Extrême-Nord qui sont reliés par le bitume aujourd’hui, alors qu’avant 1978, ce n’était pas possible », confie-t-il.
Une recherche via le moteur Google nous renvoie vers le schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire (SRADDT). Le document publié par le Minepat présente les principaux projets et programmes socio-économiques et environnementaux dans cette région du Cameroun, de 1980 à 2017. Parmi eux, figure le projet de construction de l’axe Maroua-Bogo, d’une distance de 39 km, exécuté à 30,27% et financé à hauteur de 19 milliards 498 millions F Cfa. La cérémonie d’ouverture officielle à la circulation de cet axe routier s’est tenue le mardi 24 Août 2021.
Outre les projets routiers, le même document fait mention des travaux de l’aéroport de Salak dont la piste a été ouverte en 1955 à l’aide d’une main-d’œuvre prestataire. « Il a bénéficié des travaux de rénovation de 1987 à 1994 avec les financements de la Coopération italienne. La piste a été rallongée, une nouvelle tour de contrôle et un hall pour passagers construits », relève le document.
Ponts et barrages
Comme l’a indiqué Dr. Amadou Bello lors de nos échanges, en plus des axes routiers, la région de l’Extrême-Nord contient plusieurs barrages. « Il y a le barrage Mokolo construit en 1978 et le barrage de Waza construit en 1979, qui permettent la production agropastorale» , indique-t-il, en rappelant que « le projet d’adduction en eau potable de la ville de Waza porté par le Minepat avec plus de deux milliards d’investissement, a été réceptionné récemment.» Il en est de même des projets en matière d’aménagement du périmètre hydro agricole. « Il y a plus de 26 milliards qui sont investis dans la zone de Zina, pour permettre une production agropastorale élevée. Et plus de 10 000 hectares sont aménagés par les pouvoirs publics et sont en cours de rétrocession aux populations riveraines pour exploitation », poursuit le délégué régional du Minepat.
Pour pousser la vérification sur les projets réalisés à l’Extrême-Nord, DataCheck a joint au téléphone, Jacques Kaldaoussa, journaliste correspondant de Mutations, un quotidien à capitaux privés au Cameroun à l’Extrême-Nord, qui a énuméré les projets, du registre des grands projets réalisés. « Le deuxième pont sur le Logone qui relie Yagoua au Cameroun et Bongor au Tchad est déjà construit et il ne reste que les travaux connexes et la réception définitive des travaux », indique Jacques Kaldaoussa. À sa suite, Dr Bello précise que ledit pont, réalisé à hauteur de plus de 10 milliards F Cfa est en usage, mais sous autorisation parce qu’il n’a pas encore été réceptionné.
Selon le schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire (SRADDT) publié en 2022 par le Minepat, « entre 1980 et 2017, les investissements pour quelques 25 programmes et projets en dehors des budgets d’investissement public, des investissements de la Semry-Sodecoton-Midima et Feicom, des réalisations de plusieurs organisations internationales et des organisations de la société civile s’élèvent à plus de 391 milliards F Cfa », note DataCheck . Plus loin à la lecture du document, nous découvrons qu’« entre 2015 et 2018, la région a bénéficié d’une dotation de 196 301 901 000 F Cfa de BIP pour la réalisation des projets. »
Dans la même logique, Dr Amadou Bello a présenté dans une étude dénommée « Vulnérabilité et résilience des populations au Nord-Cameroun (1960-2022) », l’inventaire des budgets alloués à la région de l’Extrême-Nord dans le cadre du BIP entre 2014 et 2020, illustré dans un diagramme.
En effet, la création de l’Université de Maroua en 2018, dont les travaux d’extension sont en cours, celle de l’école nationale supérieure Polytechnique, ainsi que l’école normale supérieure de la même localité, sont pour Dr Amadou Bello, d’autres projets réalisés dans cette partie du septentrion.
Plan de reconstruction
Le 31 décembre 2022, Paul Biya, président de la République du Cameroun, a annoncé le Plan de reconstruction et de développement de la région de l’Extrême-Nord. Ce plan a entre autres intégré la construction de plusieurs ouvrages de retenue d’eau et d’infrastructures socio-économiques.
Une recherche sur Google a permis à DataCheck de parcourir les objectifs stratégiques et le plan d’action de ce plan Projets substantiels du gouvernement Camerounais. D’ailleurs, l’alinéa 2 de l’article 2 de ce document précise que le plan de reconstruction et de développement de la région de l’Extrême-Nord envisage de « développer les infrastructures pour assurer la relance des activités socioéconomiques ; d’accompagner les populations pour le développement de leurs activités socioéconomiques ; de renforcer la résilience aux changements climatiques. »
Dr Amadou Bello est convaincu que « le programme avec une enveloppe de plus 1 800 milliards a effectivement une vocation de développement comme son nom le dit. » Il est rejoint par Pr Constant Fouopi qui fait savoir que « loin d’être une politique conjoncturelle, c’est une politique structurelle qui permet à la région de l’Extrême-Nord d’être plus attractive pour les investissements et les activités économiques. »
Projets attendus
Dans le répertoire des nombreux projets évoqués dans la région de l’Extrême-Nord, il y en a qui tardent à être mis en œuvre. « Le projet d’extension du chemin de fer de Ngaoundéré à Ndjamena annoncé depuis près de dix ans tarde toujours à prendre corps. La digue-route le long du fleuve Logone qui doit aller de Yagoua à Pouss, est annoncée depuis près de 5 ans mais les travaux n’ont jamais démarré . Le projet de mise en place des agropoles de production de soja dans la ville de Mogodé dans le département du Mayo-Tsanaga qui n’a pas jusqu’ici vu le jour. Les travaux pour la réhabilitation du tronçon Maroua-Mora-Dabanga-Kousseri ont été interrompus en 2014 à la suite de l’attaque du camp d’ouvriers chinois commis à cette tâche», liste Jacques Kaldaoussa.
Sur les projets de développement de cette région du septentrion, Pr Constant Fouopi reconnaît qu’« on peut dire que depuis 1978, il n’y a pas de nouvelles sociétés publiques ou parapubliques créées dans la région de l’Extrême-Nord. La seule société à capitaux publics qu’on a actuellement dans la région de l’Extrême-Nord c’est la Semry de Yagoua.» A ce propos, Dr Amadou Bello évoque les raisons sécuritaires et la compétence des entreprises sélectionnées pour ce travail. « La route Mora Dabanga Kousseri avait été confiée aux Chinois. Boko Haram a enlevé les Chinois qui étaient à pied d’œuvre et les travaux se sont arrêtés . Après on a confié ces travaux au génie militaire qui n’a pas pu les reprendre(…) C’est vrai il y a certains projets marginaux qui sont abandonnés par des entreprises incapables qui mentent sur leur surface financière. Chaque projet a un délai d’exécution et il faut lui donner le temps de son exécution », enchaîne le délégué régional du Minepat pour l’Extrême-Nord.
Conclusion
En conclusion, la déclaration de Louis Marie Kakdeu faite le 7 mai 2024 lors de l’émission télévisée « C Politik » de la CRTV selon laquelle en matière de réalisations du gouvernement, il n’y a pas eu d’investissements substantiels depuis 1978 dans la région de l’Extrême-Nord, est incorrecte . D’après le directeur du Laboratoire d’économie publique de Yaoundé à l’Université de Yaoundé II ainsi que le délégué régional de l’Economie et de de la planification et de l’aménagement du territoire et d’un journaliste correspondant pour la région de l’Extrême-Nord, en plus des études, plusieurs projets de développement ont été annoncés et réalisés, même si un grand nombre reste attendu.
Romulus Dorval KUESSIE
Lire l’article original sur DataCheck : https://data-check.org/developpement-faux-il-y-a-eu-des-projets-substantiels-du-gouvernement-dans-la-region-de-lextreme-nord-depuis-1978/