Nora Bouazzouni, journaliste et écrivaine, évoque les difficultés à se sentir légitime durant son parcours et son changement de classe sociale.
Elle a le regard déterminé d’une femme qui a dû se battre toute sa vie pour grimper l’échelle sociale. Nora Bouazzouni, 38 ans, est journaliste freelance et écrivaine. En 2019, elle crée Paye ta pige, pour centraliser et partager les prix des feuillets. « Il y a quelques années, j’ai vu un de mes collègues qui obtenait ces informations sur son groupe Facebook de promo d’école de journalisme », s’emporte-t-elle.
En 2017, Nora Bouazzouni publie son premier livre, Faiminisme : quand le sexisme passe à table (ed. Nouriturfu). En 2023, elle en publie un troisième, Mangez les riches (ed. Nouriturfu). Cet ouvrage aborde la sociologie complexe du lien entre alimentation et revenus. Une victoire pour elle qui s’est longtemps privée de lire de la sociologie car elle se pensait trop peu intelligente. « La nourriture est un fait social, il y a toujours des choses à dire là-dessus, souligne cette passionnée. Lorsque je suis arrivée à Paris, je me suis rendu compte que le bon goût est celui des classes dominantes. »
Une sensibilité à l’injustice
Son père est ouvrier, arrivé d’Algérie en Picardie, sa mère assistante maternelle. Au lycée, elle quitte son établissement de secteur pour suivre une classe européenne. De cette époque, subsistent beaucoup de souvenirs amers. Elle se souvient d’un jour où ses amis lui ont proposé de manger au restaurant. Elle refuse et précise qu’elle n’en a pas les moyens. « Tes parents ne te donnent pas d’argent ? », rétorque l’une de ses camarades. La différence de réalités entre elles la foudroie et éveille une sensibilité à l’injustice qui ne l’a jamais quittée. « C’est à la fois un de ses défauts et une de ses qualités », affirme son compagnon. À l’aise et confiante dans la posture, Nora Bouazzouni est une femme de caractère. « Je suis arrivée à Paris en tant qu’étudiante en 2006 et j’avais l’échelon de bourse le plus élevé », explique la femme qui est aujourd’hui « une transfuge de classe », un terme employé par son compagnon, qu’elle réfute.
Après sa licence d’anglais, Nora Bouazzouni devient journaliste. Elle travaille pour Franceinfo, devient indépendante puis pige pour Mediapart et Libération. La Picarde se retrouve propulsée dans une catégorie sociale dont elle n’est pas issue. Plus de 15 ans après, Nora Bouazzouni déteste passer pour quelqu’un de privilégié et considère qu’elle a acquis un « bourgeois passing ». « Est-ce plutôt l’habitus, le cercle social fréquenté ou le quartier de résidence qui détermine l’appartenance à la bourgeoisie ? », se questionne-t-elle. Son sang ne fait qu’un tour lorsqu’on la renvoie à un élitisme qu’elle rejette.
Syndrome de l’imposteur
Pourtant, son entourage la ramène constamment à cette mutation sociale. La plupart de ses amis ne viennent pas du même milieu qu’elle : ils ont déjà un patrimoine, sont propriétaires ou ont fréquenté des écoles privées. Dans les rédactions, elle constate la permanente reproduction sociale sans oublier l’importante domination masculine. « La sacralisation du diplôme reconnu crée un véritable entonnoir. C’est dommage car les écoles de journalisme se privent de nombreux bons profils », regrette-t-elle.
Nora Bouazzouni s’est souvent sentie moins légitime, comme si son parcours atypique la plaçait en marge de la norme. « Pour beaucoup, ce n’est pas une question de légitimité, mais plutôt une interrogation sur qui détermine ce qui l’est et ce qui ne l’est pas », soulève-t-elle. Dans son histoire, le syndrome de l’imposteur est omniprésent, exacerbé par son expérience de vie qui l’a poussée à douter de ses compétences. « Aujourd’hui, ce n’est plus le cas », conclut-la journaliste, fièrement.
Juliette HUVET-DUDOUIT/EPJT