Quentin Müller est désormais rédacteur en chef de la rubrique International de Marianne. Photo : Lou Attard/EPJT
Début 2024, TotalEnergies Yémen a été assigné en justice pour avoir pollué les sols de la région de l’Hadramaout. Cette plainte intervient après une enquête dans L’Obs de Quentin Müller. Il revient sur l’enquête qui lui a valu le Grand Prix Varenne de la presse magazine 2023.
Parlez-nous de votre attrait pour la péninsule arabique et particulièrement pour le Yémen.
Quentin Müller. J’ai eu un déclic lors de mon premier reportage en Galilée, dans le nord d’Israël. J’ai été pigiste pendant dix ans dans les pays du Golfe. Je n’avais pas envie d’errer de pays en pays, y passer deux semaines et après passer à autre chose. Je voulais me poser dans une région et comprendre les dynamiques géopolitiques. Avec mon collègue Sebastian Castelier, on a travaillé sur Oman et beaucoup d’histoires ressortaient sur le Yémen qui partage une frontière avec ce pays. J’ai commencé à faire des allers-retours pendant deux ans avant de finir par y aller plus longtemps. Quand je suis arrivée à Socotra, une île du Yémen, je ne pouvais pas croire que de tels paysages existaient. Plus tard en 2022, je prends connaissance de pollutions d’entreprises pétrolières étrangères. Beaucoup de personnes meurent de cancer à cause de ça. Je me dis tout de suite qu’il fallait y aller.
Dans votre une enquête, vous mentionnez « une brillante étude du think-tank américano-yéménite Sana’a Center, sans laquelle cette enquête n’aurait pas démarré ». Comment avez-vous pris connaissance de cette étude ?
QM. En 2020, après un reportage à Bagdad, en Irak, je suis tombé sur cette étude qui parlait de pollution dans l’Hadramaout, une région magnifique. Un chercheur parlait d’entreprises pétrolières, sans mentionner que c’était TotalEnergies. Il y avait beaucoup de problèmes listés de manière précise sur une zone d’exploitation pétrolière appelée le bloc 10. Je me dis tout de suite que c’est quelque chose d’énorme. Je me promets que si un jour je vais au Yémen, je vais faire un reportage là dessus.
Comment avez-vous déjoué les éléments de langage du service de communication de TotalEnergies ?
QM. Les multinationales ne vont pas reconnaître avoir fait des erreurs. Je les ai contactés très tard pour consolider tout ce que j’avais sur le dossier. Au-delà de la déontologie journalistique, ce qui était très important, c’était de voir où est-ce qu’ils allaient se prendre les pieds dans le tapis. Je voulais voir leurs contradictions en leur posant des questions dont j’avais les réponses. Ça n’a pas été très compliqué pour moi de prouver que c’était des mensonges. Au début, je me disais qu’ils allaient peut-être me jeter le doute, qu’ils allaient produire des rapports qui me causeraient des maux de tête. Quand j’ai vu leurs réponses, j’ai su que c’était bon. J’étais convaincu que j’avais vraiment quelque chose de concret parce que leurs arguments étaient totalement à côté de la plaque. Ils n’ont même pas répondu à certaines questions. J’avais des preuves tellement solides : des rapports gouvernementaux officiels yéménites, des extraits d’échanges entre Total et des plaignants yéménites et des témoignages d’ingénieurs et de personnes sur place.
Qu’est-ce que ça vous fait de savoir que votre enquête a donné la force à ces personnes de témoigner après un premier échec de plainte en 2015 ?
QM. C’est très gratifiant. Ça arrive peut-être quelquefois dans la vie d’un journaliste, c’est très rare que ça aboutisse à un procès et en même temps, je joue ma crédibilité. Je suis très heureux d’avoir donné un peu d’espoir. Malgré toute la souffrance que j’ai pu voir durant cette enquête, je n’ai pas franchi cette limite. J’ai juste fait mon travail, c’est-à-dire raconter des faits et les prouver avec des documents.
Propos recueillis par Lou ATTARD