Canulars malveillants, sexisme et pressions… L’affaire de la Ligue du LOL a relancé le débat sur le harcèlement dans les écoles de journalisme. Nassira El Moaddem, journaliste et diplômée de l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ), insiste sur la nécessité de briser la spirale du silence.
Pensez-vous qu’une plus grande attention doit être portée à ce qu’il se passe entre les murs des écoles de journalisme ?
Nassira El Moaddem : Il faut prendre des pincettes et garder en tête que j’ai quitté l’ESJ il y a sept ans, en 2012. Je pense qu’il y avait à l’époque un vrai problème de domination d’un groupe sur le reste de la promotion. Un groupe de jeunes hommes encensés par la majorité, qui faisaient la pluie et le beau temps, distribuaient les bons et les mauvais points, et faisaient et défaisaient les réputations. Ils rendaient l’atmosphère toxique, de telle sorte que certaines personnes, notamment les étudiantes, dont certaines ont témoigné depuis, ont expliqué à quel point il leur devenait difficile de venir à l’école et ont fait en sorte de tirer un trait le plus vite possible sur leurs deux années d’études. On a tous travaillé très dur pour entrer à l’ESJ et ces années sont beaucoup de souffrance pour un certain nombre de personnes. Je pense qu’il faut que les écoles donnent la possibilité à leurs étudiants de parler, de mettre des mots sur leur situation et faire comprendre que les portes des encadrants sont réellement ouvertes. Par réellement ouvertes, j’entends par le temps et les moyens accordés, l’opportunité de pouvoir parler. Mais il faut que des systèmes d’écoute soient mis en place pour que les étudiants se sentent suffisamment en confiance pour raconter leurs difficultés et leurs souffrances.
En 2012, les conditions n’étaient donc pas réunies pour que les élèves de votre promotion expriment leurs souffrances ?
N. EM. : Au vu de ce que j’ai lu et écouté comme témoignages, souvent venus d’étudiantes, ça me semble encore très peu le cas dans les écoles et je pense que celles-ci doivent y travailler. Les écoles nourrissent et alimentent par ailleurs la notion de « réseaux d’anciens ». Mais encore faut-il vouloir en faire partie. Un réseau d’anciens s’entretient, et on peut ne plus avoir envie d’y appartenir après ce genre d’expérience. D’anciennes étudiantes m’ont dit être dégoûtées par cela, parce qu’elles n’ont jamais eu l’impression d’être considérées à leur juste valeur à l’école. Si ce n’était pas le cas pendant leurs études, pourquoi faire semblant d’appartenir à un réseau d’anciens auquel elles ne s’identifient pas ? Ces réseaux ont pourtant de nombreux avantages, notamment pratiques, mais aussi en tant que lieu de nombreux débats sur la profession. Ils devraient aussi jouer un rôle dans la valorisation de tous les profils, et assurer l’intégration pour ces étudiantes qui se sont senties délaissées, et abandonnées durant leurs études. Je pense que les écoles ont un vrai travail à faire là-dessus.
« On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas car ils s’imposent à nous. »
Ces étudiantes, se sont-elles également senties mises à l’écart après leur entrée dans le monde du travail ?
N. EM. : Ce qui est certain, c’est que ce qu’elles ont subi les a suivies. Soit parce que ça a eu une incidence sur leur parcours professionnel, soit parce qu’à un moment elles y ont repensé. On évolue dans un milieu assez réduit, dans le sens où l’ont peut être amenés à travailler ensemble, on se croise dans les rédactions, dans les soirées d’anciens, et il y a quand même souvent des opportunités de se retrouver. Malheureusement c’est compliqué pour ces personnes de tirer un trait sur ce qu’elles ou ils, ont vécu. Plus encore lorsque l’on se retrouve face à ceux qui ont infligé des souffrances, qui sont parfois devenus des personnalités médiatiques. On ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas car ils s’imposent à nous.
Mais quelles incidences ont réellement ces comportements néfastes ?
N. EM. : Je me suis aussi intéressée aux conséquences de ces situations de domination une fois le diplôme obtenu, dans l’exercice du métier. J’ai fini par regarder ce qu’étaient devenus les étudiants de ma promo. On était un peu plus de cinquante étudiants, tous diplômés en 2012. En 2019, à l’aune de tout ce que j’ai pu dire de mon parcours à l’ESJ de Lille et tout ce dont on m’a parlé, j’ai remarqué quelque chose de très frappant. Les filles sont encore trop nombreuses à être dans des situations de précarité, sept ans après avoir été diplômées. Lorsque je parle de situation de précarité, j’entends non titularisées dans les rédactions, avec parfois un statut de pigiste qui est subi, certaines ont même complètement abandonné le métier. J’en ai identifié trois au moins. Et à l’inverse, des garçons qui sont plus souvent titulaires, en CDI dans les rédactions, occupant parfois des postes de chefs et pour certains une exposition médiatique très forte. Bien sûr, il faut prendre en compte que nous étions une majorité d’étudiantes dans ma promotion. Mais il faut garder en tête que ces systèmes de domination d’un groupe masculin sur d’autres personnes était infligés, le plus souvent, à des filles d’origine modeste, ou d’origine étrangères.
Avez-vous constaté des résistances face à l’emploi du terme harcèlement ?
N. EM. : Moi je l’ai directement exprimé de cette façon quand j’ai informé la direction des études de ce que ces trois étudiants me faisait. C’est le mot que j’ai utilisé. Je l’ai dit, je l’ai écrit, et la direction n’a pas pris la mesure de ce qui s’est passé à ce moment-là, ni sur les actes en eux-mêmes, ni sur ce qu’ils voulaient dire de ces personnes durant ces deux années.
Propos recueillis par Eléa Chevillard