Les évènements d’esport rassemblent des dizaines de milliers de personnes de façon constante. Photo : Flickr/EPJT
50 000 billets en quatre jours, 12 000 spectateurs pour la finale à Bercy, victoire d’une équipe française… Mais seulement 200 signes dans le journal l’Équipe du 22 mai 2023. Avec de telles statistiques, n’importe quelle compétition sportive aurait bénéficié d’une couverture spéciale. Du moins n’importe quelle compétition de sport traditionnel… Car ces chiffres, ce sont ceux de la finale du major de Counter-Strike à Paris en mai dernier. Si l’esport a déjà conquis un public large, les grands médias de presse nationale peinent encore à y accorder un suivi conséquent.
Il serait faux de dire que ces derniers ne sont pas sensibles au raz-de-marée que représente l’esport. La finale du major représente même un marqueur de ce développement, que ce soit du point de vue des publics, mais aussi des médias. Plusieurs journalistes, y compris des rédacteurs en chef – à l’Équipe, au Monde ou au Figaro – témoignent de l’importance de l’évènement : « Il faut le voir de ses propres yeux pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène et de la popularité des joueurs », raconte Paul Arrivé de l’Équipe, seul journaliste 100 % esport dans les médias de Presse quotidienne nationale (PQN).
L’esport comme laboratoire
Mais c’est le traitement qu’on accorde à l’esport qui pose encore question dans les rédactions. Surtout pour les grands médias de PQN, habitués aux longs textes qui peuvent faire peur au public de l’esport. « Il y a deux barrières qui se posent pour les jeunes qui suivent l’esport : l’habitude de la gratuité et la barrière psychologique des articles payants, puis le rapport à la lecture difficile pour la plupart », évoque Paul Arrivé. Pour lui, cette génération ne basculera pas vers la presse écrite : « Il faut qu’on se révolutionne. Je vois l’esport comme un laboratoire pour le journalisme, car c’est l’avenir de la profession qui se joue ici. Il faut tenter des nouveaux formats, avec de la vidéo notamment, si on veut toucher cette génération. Il faut faire le pari maintenant parce que ce sont eux les futurs consommateurs. »
Entre le journaliste, qui essaie d’anticiper, et ses supérieurs, les visions ne sont pas forcément les mêmes. « On fait nos calculs et on se méfie beaucoup de la gratuité. Oui, c’est bien mais les formats vidéo sont difficilement rentables. La presse écrite ne va pas bien mais on ne peut pas se lancer partout, embaucher plus de spécialistes esport etc. », justifie de son côté Jean-Philippe Leclair, rédacteur en chef-adjoint de l’Équipe.
La quête de la rentabilité freine beaucoup ces médias. Si l’esport dispose d’une vraie audience, ce n’est pas encore suffisant pour des journaux comme Le Figaro. « Tant que mes articles ne rapportent pas d’abonnements, on ne va pas se lancer à fond sur le sujet », souffle Cédric Cailler, qui reste très pragmatique sur la situation. « L’esport n’est pas encore assez structurant socialement et économiquement. Ça reste un domaine en construction. Même si c’est massif en audience, il y a encore beaucoup d’interrogations », ajoute Olivier Clairouin, chef du service Pixels du Monde.
Fossé générationnel
Certains médias ne cherchent pas forcément à attirer un nouveau public, mais plutôt à parler de ces thématiques à leurs lecteurs. « Les articles sont plutôt adressés aux parents, pour qu’ils comprennent ce à quoi s’intéressent leurs enfants », témoigne Olivier Clairouin. Le quotidien reste fidèle à sa ligne éditoriale quand il traite de l’esport. Les articles vont au-delà de l’aspect purement sportif et évoquent tout ce qui englobe l’univers esportif, que ce soit de façon économique, écologique, politique ou sociale. Une vision que partage Jean-Philippe Leclair : « On a l’ambition de couvrir tout le sport : du joggeur à Kylian Mbappé, en passant par le dopage et l’esport. Le fait de traiter l’esport comme n’importe quel autre sport, cela nécessite de l’évoquer sous tous les angles possibles. Pas seulement les résultats. » Cédric Cailler du Figaro s’adapte aussi à son journal : « Je cherche beaucoup l’humain dans mes sujets, sur des portraits notamment. Puis je parle souvent de chiffres, ou de « success story ». Je m’adapte à mon public. »
Cette question des publics visés est difficile. Si Le Monde ou Le Figaro s’adressent majoritairement à leurs lecteurs, Paul Arrivé a pour stratégie d’aller chercher le public de l’esport : « J’ai abandonné l’idée de toucher le grand public. C’est tellement complexe et le fossé générationnel est trop grand. Je pense qu’on ne convaincra jamais tout le monde. J’essaie de plus en plus de faire des sujets de profondeurs, qui apportent de la valeur ajoutée à ceux qui suivent l’esport. Le but, c’est de les attirer ensuite vers la marque l’Équipe, car ce public s’intéresse au sport en général. »
Mais si les articles paraissent sur le web, très peu arrivent dans les pages du journal. « Je trouve ça dommage car notre rôle est aussi d’éduquer le grand public sur ce qu’il se passe dans la scène sportive, et l’esport en fait partie. J’ai un peu arrêté de me battre pour cela, mais avoir 200 signes sur le major CS (Counter-Strike, ndlr) à Paris je ne trouve pas ça normal. Ça fait six ans qu’on ne s’est pas renouvelé sur le traitement de l’esport », se désole le journaliste de l’Équipe.
Le traitement médiatique de l’esport dans les grands médias de PQN relève d’une problématique bien plus générale à la profession : comment toucher un public jeune, qui boude ces journaux mais qui représentera bientôt la majorité de la population ? D’un sujet niche, l’esport devient petit à petit un sujet central que les rédactions observent de plus en plus près, véritable reflet de la fracture générationnelle dans les médias.
Jules Bourbotte et Florian Pichet/EPJT