Quand elle entre dans un bar, Justine prête attention à des détails que la plupart des autres clients ne relèvent même pas. Trop souvent, les sièges ne sont pas adaptés à sa morphologie, ce qui lui cause des douleurs. Plusieurs fois, face à cette situation, elle a mis sous silence cette souffrance, pour ne pas déranger. À l’Étape 84, le café tourangeau où nous l’avons rencontrée, l’assise des sièges est suffisamment large pour qu’elle se sente à l’aise. Justine a 32 ans. Elle a pris du poids après avoir été victime d’une agression sexuelle. Aujourd’hui, en paix avec sa silhouette, elle l’affirme d’un ton assuré : « C’est toute la société qui est grossophobe. » Au sens littéral, la grossophobie signifie la peur des gros. Ce terme est entré dans le dictionnaire en 2018. Mais, selon Justine, c’est bien plus que ça : « La grossophobie, c’est toutes les difficultés que les personnes grosses rencontrent dans leur quotidien à cause de leur poids. » C’est une forme de discrimination qui ne se limite pas aux simples rapports sociaux, mais qui englobe aussi toutes les difficultés liées à un environnement inadapté aux personnes obèses. Un exemple parmi tant d’autres : Justine redoute les tourniquets des métros parisiens.
DERRIÈRE LES CHIFFRES, LA SOUFFRANCE
En France, selon la Ligue contre l’obésité, c’est près de 50% de la population qui est en surpoids ou obèse.
Des chiffres qui cachent ainsi de véritables souffrances. À cause des moqueries et des insultes que Margaux, 23 ans et éducatrice spécialisée, a reçues dans son enfance en raison de son poids, elle a développé des troubles du comportement alimentaire, alors qu’elle n’avait que 12 ans. L’enfer a commencé par des crises de boulimie : « Je me réveillais dans la nuit pour manger en cachette. Je mangeais des quantités astronomiques car j’avais peur de ne pas pouvoir manger le lendemain. » Puis, Margaux est devenue anorexique : « En troisième, submergée par le harcèlement, je m’étais fixée comme objectif d’arriver au lycée en étant mince. Je ne mangeais plus : je ne buvais plus que du thé, de l’eau et de la soupe. Je faisais du sport cinq fois par jour. »
Solsura, elle, 29 ans et actuellement sans emploi, a renoncé à être heureuse.
« Mon poids est devenu un handicap »
« Grosse vache », « sale grosse », « t’as vu le tas »… Le genre d’injures que Solsura a subies quand elle était petite, de la part de ses camarades de classe. Comme Margaux, qui a également enduré les remarques déplacées de sa famille. « Quand on prenait l’apéritif, mes parents me disaient, alors que je me resservais : “arrête, t’as déjà assez mangé”. » Car la grossophobie ne vient pas uniquement du monde extérieur, mais d’abord du cercle familial proche. Justine raconte que son frère lui a dédicacé une chanson intitulée « Mon petit lardon », pour amuser son entourage. Elle, ça ne l’a pas fait rire. « Ma mère m’a dit des choses blessantes que j’ai longtemps crues, comme le fait que je ne pourrai jamais plaire », se souvient-elle. Rose, 29 ans et aujourd’hui psychologue à Tours, revient sur son passé d’enfant obèse. À l’âge de 13 ans, ses parents l’ont placée, sans son consentement, dans un institut pour enfants obèses, pendant un an. Elle ne pouvait recevoir aucune visite et était interdite de toute sortie. « On était 26 jeunes filles, tous les matins, on mesurait notre masse graisseuse. Ça m’a brisée. » Elle a développé le syndrôme du prisonnier, ce qui l’a rendue incapable de préparer un sac et un départ.
LE COMBAT D’UNE VIE
La grossophobie ne disparaît pas aux portes de l’âge adulte. D’après une étude sur la perception des discriminations dans l’emploi publiée par le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail (OIT), en 2016, une femme obèse a huit fois moins de chance d’être employée, à diplôme égal, qu’une femme non obèse. Pour les hommes obèses, c’est trois fois moins de chance. « Quand j’étais employée dans un salon de coiffure, on m’a dit que je devrais mieux être dans un lieu où les clients ne me verraient pas. J’y suis restée seulement trois jours », se rappelle Solsura.
Quel que soit le milieu social, la grossophobie fait des ravages. Elisabeth Bernez a 62 ans et est présidente de l’association tourangelle Poids formes et bien-être, qui accompagne les personnes en situation de surpoids et d’obésité pour rompre leur isolement. Elle raconte les violences très souvent subies par celles-ci, de la part du personnel médical.
Elisabeth Bernez milite pour que les personnes en surpoids et obèses aient un lieu où elles se sentent bien. Photo Chloé Plisson
« La grossophobie est très présente dans le milieu médical »
La grossophobie est punie par la loi française. Elle est considérée comme une discrimination selon l’apparence physique, dans l’article 225-1 du Code pénal. D’où l’importance de lutter contre celle-ci. L’association d’Elisabeth Bernez organise des ateliers bien-être, du sport adapté aux personnes en surpoids ou obèses et des groupes de parole pour que les victimes de grossophobie se sentent mieux dans leurs corps et partagent leurs expériences. Un autre enjeu majeur : celui de la représentation publique des corps gros. « Dans les films, le personnage gros joue souvent le rôle de faire-valoir pour son ami mince », note Elisabeth Bernez.
Afin de lutter contre la grossophobie, toutes nos interlocutrices s’accordent sur un point : il faut libérer la parole et montrer davantage de personnes en surpoids et obèses dans l’espace public. « L’impact visuel est important », souligne Rose. Justine, elle, se veut optimiste : « L’être humain peut comprendre les choses si on les lui explique. »
Aujourd’hui, Justine est militante féministe et sensibilise via ses réseaux sociaux. Photo Chloé Plisson
« Mon physique ne m'a jamais empêché de rien »
Par Alicia Mohamed, Claire Ferragu, Chloé Plisson
Ce travail est le fruit d’un partenariat entre le projet Go On ! porté par la mission locale de Tours et des étudiants de l’École publique de journalisme de Tours (EPJT), qui pilotent le site d’information participatif Détours.
Le projet Go On ! a pour but de repérer les publics dits « invisibles » et de mener des actions de mobilisation. Pendant quatre jours, six étudiants ont accompagné trois jeunes dans la réalisation d’une production éditoriale sur le sujet et le support de leur choix. À la fin de l’atelier, un article écrit et une vidéo ont été diffusés.
Go On ! est financé par la Direccte Centre, dans le cadre du Plan d’Investissement Compétences (PIC). L’EPJT est membre du consortium qui porte le projet.